Steve Sem-Sandberg : Les dépossédés / Un roman à posséder
A l’heure des vacances de Pâques et d’un départ impatiemment attendu pour la chaude et lumineuse Egypte - et les rives merveilleuses de la mer rouge - je vous invite à faire un grand voyage beaucoup moins sexy : Pologne, ghetto de Lodz entre 1941 et 1945. Brr ! Il fait froid dans le dos, le périple que je vous propose, n’est-ce pas ? Pourtant, il est excellent, et c’est grâce au talent dont Steve Sem-Sandberg fait preuve dans son roman fleuve : les dépossédés paru en France en 2011 aux éditions Robert Laffont.
Ce roman raconte donc, comme je viens de le dire, la vie quotidienne et les grands événements survenus dans le ghetto de Lodz, en Pologne entre 1941 et 1945 ; il se base, pour ce faire, sur la chronique du ghetto, document de plus de 3000 pages écrit collectivement par un petit groupe d’employés du service des archives du ghetto. Ainsi, Steve Sem-Sandberg ressuscite-t-il plusieurs personnes ayant réellement existées afin de donner au lecteur un aperçu global et fiable de la vie du ghetto de Lodz.
Le personnage le plus important, c’est sans doute Mordechai Chaim Rumkowski, le président du conseil juif. Personnage ambigu, mais somme toute assez immonde, le président est censé diriger le ghetto. En réalité, il a un bien mauvais rôle, puisqu’il collabore avec les autorités allemandes pour la levée des futurs déportés. Bref, les allemands décident du départ d’un convoi de quelques milliers de personnes, charge à Rumkowski de décider qui partira. Peu à peu, Rumkowski perd toute crédibilité auprès des juifs du ghetto qui ne l’écoutent plus, qui lui crachent dessus. Le président échappera même à un attentat perpétré par un juif. A partir de là, les autorités allemandes n’hésitent plus à bien lui faire sentir qu’il n’est en réalité qu’un pitoyable fantoche qu’elles ont toujours manipulé : Rumkowski et toute sa famille feront partie du dernier convoi de déportés pour Auschwitz, lors de l’évacuation finale du ghetto, en 1944. Non seulement, Rumkowski a trahi et livré son propre peuple aux autorités allemandes, mais c’est aussi un être immonde. S’il s’attache tant à la Maison Verte, l’orphelinat du ghetto, c’est qu’il aime les enfants et abuse aussi bien des petits garçons que des petites filles. Dépourvu de descendance, il adopte un jeune orphelin dont il finira également par abuser. Et puis, alors que la famine fait rage dans le ghetto, le président se gave de douceurs et dispose d’une nourriture abondante. Ecœurant personnage auquel, par moments, Steve Sem-Sandberg laisse le bénéfice du doute : sans doute était-il quelque peu maniaco-dépressif car ses humeurs pouvaient parfois être incontrôlables et violentes ; par ailleurs, il était convaincu que l’idée de créer un ghetto était fabuleuse : c’était une sorte d’Etat juif qu’il rêvait d’organiser à la manière des kibboutz. Tout ça ne permet pas d’excuser cet homme et ses actes immondes.
Autour du personnage du président gravitent d’autres personnages bien moins privilégiés qui présentent l’intérêt de faire revivre le ghetto, ses principaux événements mais aussi ses centres névralgiques : nous pénétrons ainsi dans la Maison Verte, l’orphelinat du ghetto, grâce à, par exemple, Werner Samstag ou encore la petite Mirjam ; nous débarquons à la gare de triage grâce à Adam Rzepin ; nous découvrons le bureau des archives grâce à Véra Schulz.
Bien évidemment, on se doute de l’horreur qui règne dans les ghettos juifs créés par l’administration allemande nazie. La faim est une des principales tortures infligée aux habitants du ghetto ; beaucoup en meurent. Le froid hivernal est également terrible. A certains moments, le ghetto est surpeuplé, car s’il y a des déportations effectuées à partir du ghetto de Lodz, ce dernier est aussi un lieu de parcage, de transit pour des juifs issus de pays voisins de la Pologne. Alors, la promiscuité et la saleté règnent. Les gens s’entassent des d’anciens hôpitaux, vivent à plusieurs familles dans des logements exigus. Les systèmes d’évacuation sont insuffisants, les cadavres sont évacués par charrettes entières… alors, bien évidemment, il y a des épidémies de typhus, de dysenterie et autres sympathiques maladies mortelles. Et puis, même si les juifs ne sont pas officiellement au courant de ce qui les attend lorsqu’ils prennent le train pour une destination inconnue, il y a des bruits qui courent et des choses louches qui mettent la puce à l’oreille ! Comment se fait-il qu’à la gare de triage, les bagages des déportés reviennent à peine quelques heures après le départ du train ? Alors, la peur s’abat sur le ghetto : pourvu que mon nom ne soit pas inscrit sur la prochaine liste de déportés ! Prouver qu’on est valide, qu’on a un travail ! Mais plus le temps passe, plus les listes de déportés s’allongent. La plus grosse rafle eut lieu en Septembre 1942 et se nomme l’action szpera.
Le roman s’ouvre sur un ghetto bondé, et se ferme sur une ville fantôme où seules vivent encore environ cinq cents personnes qui attendent sous les bombardements la libération et l’arrivée des chars russes. Durant tout le roman, le lecteur se retrouve enfermé dans le ghetto, avec ses habitants et partage son quotidien macabre et effrayant : il ne franchira les barbelés qui le maintiennent à l’écart du monde qu’à la fin avec Adam Rzepin qui, lorsque les russes débarquent, se jette à corps perdu vers l’extérieur : ironie du sort ! Adam est pris pour un ennemi, ne répond pas aux sommations et les libérateurs le tireront comme un lapin alors qu’il a à peine franchi les barbelés de quelques mètres. Horrible sensation d’étouffement dans ce cloaque innommable que fut le ghetto de Lodz, mais le plus dangereux, c’est risquer d’en sortir lorsqu’on est juif ! C’est là la terrible réalité vécue par une population que quelques cinglés ont décidé d’exterminer.
Les dépossédés comporte quelques longueurs, mais c’est un roman très intéressant et également important pour le devoir de mémoire. Il fait revivre le ghetto de Lodz de manière saisissante et sans complaisance : certains juifs collaboraient avec l’administration allemande nazie ; d’autres agissent comme des chiens – n’hésitent par à voler, dépouiller leurs voisins - car dans la lutte pour la survie, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous. Mais on ne peut finalement que se demander comment une telle barbarie a bien pu se produire, exister, être pensée et voulue par des êtres humains ! Sans tomber dans l’angélisme en ce qui concerne la nature humaine, je me dis que ce qui a là existé dépasse mon entendement, mon imagination, tous les films d’horreur que j’ai pu voir un jour, et tous les cauchemars que j’ai pu faire dans ma vie.
Mais cette page de l’Histoire est heureusement tournée ! Alors, je quitte le ghetto de Lodz pour l’Egypte et le grand soleil de la mer rouge ! La frontière israélienne n’est qu’à trente kilomètres de l’hôtel de Taba où je vais séjourner... Mais si j’ai accepté d’entrer dans le ghetto de Lodz avec les dépossédés, je ne crois pas que j’ai envie de mettre les pieds dans l’Etat d’Israël !!!
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