LECTURES VAGABONDES

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Hitomi Kanehara : serpents et piercings /poignant et venimeux


Voici un roman très court - qui s'apparente d'ailleurs plutôt  à une sorte d'anti-conte de fée moderne -  Serpents et piercings écrit par Hitomi Kanehara et paru en France, chez grasset en 2006. L'œuvre a également reçu le prix Akutagawa lors de sa parution au Japon en 2004.

Le livre nous plonge dans un milieu qu'on évoque peu en littérature, qu'on connait mal, qui reste marginal et secret : le monde interlope des punks et des adeptes des modifications corporelles… Voilà sans doute pourquoi il nous donne l'impression d'un total dépaysement tout à fait déroutant et très prenant.

Lui (c'est le prénom de la narratrice et héroïne du roman) a 19 ans. Elle a rencontré Ama dans une boîte de nuit, et traîne dans les rues avec lui. Le jeune homme la fascine ; c'est un punk : crête rouge sur la tête, nombreux piercings sur le visage… et surtout, il a une langue de serpent. Voici comment on procède pour obtenir ce résultat. Ames sensibles, accrochez-vous !   

"Se faire une langue fourchue est d'habitude un truc de cinglés. On appelle ça « modification corporelle ». Mais ça ne m'a pas empêchée de l'écouter avec attention m'expliquer comment on s'y prenait. Apparemment, on commence par se faire percer la langue. Puis on agrandit peu à peu le trou en y insérant des implants de plus en plus gros. Ensuite, quand le trou a atteint une certaine taille, on y installe du fil dentaire ou du fil de pêche en anneaux très serrés qui vont du trou jusqu'au milieu de la langue. Enfin – et c'est la phase de l'opération qui n'est pas pour les poules mouillées – on tranche la partie restante de la langue encore intacte en utilisant soit un scalpel soit une lame de rasoir. En fait, certaines personnes ne prennent même pas la peine de suivre ce processus de piercing et de nœuds très serrés – elles se fendent tout simplement la langue en deux avec un scalpel ». 

La jeune fille veut avoir la même langue que celle d'Ama. Ensemble, ils se rendent dans la boutique de Shiba-san, grand spécialiste en tatouages et piercings. Lui, le jour même, se fait percer la langue : première étape de la transformation. Shiba-san arbore sur son corps de nombreux tatouages colorés qui fascinent également la jeune fille. Quelques jours plus tard, elle retourne voir le jeune homme pour choisir le dessin de son futur tatouage : elle veut que Shiba-san lui tatoue sur le haut du dos : un Kirin (animal de la mythologie japonaise) et un dragon.

Assez vite, Lui tombe amoureuse d'Ama… Cependant, elle est également la maîtresse de Shiba-san qui refuse l'argent pour tatouer la jeune fille. Il préfère le paiement en nature : il lui annonce la couleur : il est sadique. Les rapports sexuels, avec lui, sont donc violents, mais ces pratiques plaisent à la jeune fille.

Un jour, Ama tue dans la rue un jeune garçon issu d'une bande qui cherchait à provoquer son amie. Il offre à celle-ci, en gage d'amour, deux des molaires arrachées sur sa victime. 

Je n'irai pas plus loin dans le résumé de l'histoire, sauf à dire que Hitomi Kanehara propose ici un anti-conte de fée moderne (comme je l'ai dit plus haut). Notre jeune princesse, Lui, traîne son mal de vivre dans les rues… Elle veut se métamorphoser, mais elle ne sait pas trop en quoi. Langue fourchue, comme Ama ? Corps tatoué, comme Shiba-san ? Ses deux amants – les deux princes « charmants » - se déchirent et s'entretuent sans qu'elle le sache comme sur le tatouage (le Kirin et le dragon) qui orne le haut de son dos. Comme dans les contes de fées, il y a des gages d'amour (les molaires d'une victime, gage assez morbide !)…

On peut donc lire toute l'histoire avec en filigrane les codes inversés du conte de fée.

Mais on peut aussi choisir de lire ce roman comme un témoignage réaliste sur ce monde interlope assez morbide des punks. Bien sûr, Hitomi Kanehara cède un peu à la tentation du trash racoleur lorsqu'elle évoque des scènes de mutilations, de tatouage, et encore plus, les pratiques sexuelles sadomasochistes des personnages.  Cependant, même si le roman est très court, je trouve que l'univers marginal des punks,  glauque, empreint de violence, de noirceur et de mal de vivre est d'un réalisme assez saisissant, un réalisme qui met parfois mal à l'aise.

Sans doute, la réussite de ce roman est d'avoir su traduire l'ensemble en se concentrant sur un thème unique : le rapport des personnages à leur propre corps et à celui des autres… Un rapport fait de violence, exclusivement. Lui se mutile, boit, devient anorexique, accepte la violence de ses amants - surtout celle de Shiba - sans trop savoir pourquoi, dans un dégoût d'elle-même teinté d'indifférence. Avant toute chose, elle cherche à exister en étant différente, en faisant peur à la société… Mais son message est rempli de haine, également.

Un seul regret, ce roman est bien trop court… On le lit d'une seule traite et on regrette d'avoir à le quitter aussi vite. Il est assez rare, en effet, de tomber sur une œuvre aussi dense et aussi bien sentie sur des sujets très difficiles à traiter correctement : violence et sexualité déviante sont en effet visibles ou lisibles un peu partout sur des sites internet pour adultes… Mais le regard désincarné posé par les caméras ou les photographes sur des personnes qui ont l'air de s'emmerder  lorsqu'elles se livrent à leur petite cuisine fait qu'on zappe très vite, par une sorte de contagion de l'ennui… Ce qui n'est absolument pas le cas pour Serpents et piercings d'Hitomi Kanehara.   



04/02/2010
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