Saphia Azzéddine : confidences à Allah / confidences intimes
C'est toujours un plaisir d'écouter Saphia Azzéddine lorsqu'elle vient présenter ses livres dans l'émission de Ruquier : on n'est pas couché. Lorsque j'ai vu qu'un de ses romans était disponible à la médiathèque, je me suis ruée dessus. J'inaugure donc la découverte de cette très talentueuse écrivaine avec ce roman, prix Nice baie des anges 2008 : confidences à Allah, paru en 2008 aux éditions Léo Scheer.
Jbara vit à Tafafilt, en Egypte, dans une famille de paysans très pauvres, mais très croyants. Pour un peu de plaisir – un yaourt à la grenadine – elle se fait sauter par un plouc du village : Miloud. Un jour, elle tombe enceinte et son père la répudie. Elle part pour la ville où elle devient serveuse dans un boui-boui, dans un premier temps, puis bonniche chez des richards, dans un deuxième temps. Un jour, elle se rend dans la boîte de nuit du Monte Casino et commence à gagner beaucoup d'argent. Comment ? En faisant la pute pour les cheiks qui viennent s'amuser là. Un jour, descente de flics dans la boîte. Les cheiks ne sont pas inquiétés. Les putes sont condamnées à trois ans de prison. A sa sortie, Jbara se réfugie à la mosquée et à la soupe populaire. Là, l'imam la remarque et la prend pour femme… Commence alors pour Jbara le calvaire de l'épouse voilée.
Malgré sa minceur, c'est un roman très dense que Confidences à Allah et je vais tenter de faire de mon mieux pour évoquer tous les centres d'intérêt de l'œuvre.
C'est Jbara, la narratrice : elle raconte sa vie qu'elle confie, à certains moments à Allah. Une vie de pécheresse… pourtant, Jbara ne se considère pas comme telle. Allah, c'est une présence pour elle, un amour et un confident. Elle ne pense pas être jugée par lui. C'est une femme libérée de la religion, mais qui croit en la présence d'Allah dans le monde, une présence non-interventionniste. Une oreille, simplement. Voici un petit extrait qui éclaire le rapport de Jbara à Allah et à la religion :
« Les fainéants, eux, ils prennent Inch'Allah à la lettre parce que ça les arrange trop de dire que c'est à Toi de décider. Que si ça merde c'est parce qu'Allah ne voulait pas que ça arrive. Que c'est la volonté d'Allah. C'est sûr que le cul vissé sur un matelas, rien n'arrive, père ! Inch'Allah un jour tu te lèveras, père ! (…) Allah, je refuse que Tu sois un Dieu bouche-trou, que Tu sois la réponse à toutes mes questions et spécialement la réponse à mes ignorances. Sinon, ça fait de moi une conne. Et je ne suis pas une conne. Sauf des fois, c'est vrai… »
Mais le cœur du livre, c'est la dénonciation de la misère : c'est elle qui entraîne Djara à la prostitution. Djara couche avec n'importe qui, pour n'importe quoi. Un peu de bonheur et de luxe, c'est-à-dire, un yaourt à la grenadine. A ce propos, on pourra souligner l'hypocrisie des hommes qui se soumettent aux lois religieuses… mais n'hésitent pas à profiter de la misère d'une fille. Le Sidi chez lequel Djara travaille comme boniche la viole régulièrement. Pour un ticket de bus, Djara se fait trousser dans une ruelle par le chauffeur. Bref, ça se passe de commentaire. Le jeune femme concevra donc assez rapidement une haine des hommes, particulièrement de son père qui la répudie lorsqu'elle est enceinte, puis la reçoit en grande pompe alors qu'elle se prostitue et lui envoie de l'argent… Mais il faut dire que le père de Djara est très croyant ! On pourra apprécier l'extrême violence dans l'expression de la haine du père :
J'en ai marre de parler d'eux. La misère c'est moche, c'est visqueux, c'est sale, c'est pernicieux et vicieux, mon père est misérable, il est tout ça. Il est vil, berk, il me débecte. Il m'offre un cadeau pour que je fasse mieux la pute, il me bénit pour que je me fasse plus baiser, il m'implore mais il ne demande pas pardon. Je le hais de toutes mes forces et je me hais de venir de lui.
C'est un rat. Je ne l'aime pas. Je ne veux plus parler de lui.
Il faut dire qu'à cause de son père, Djara sera livrée seule à la vie alors qu'elle est enceinte. L'enfant ? Elle accouche dans un terrain vague et y abandonne son bébé. On imagine bien ce qui a pu se passer pour lui. Mais Djara ne le sait pas, Djara ne veut pas y penser. Saphia Azzeddine met beaucoup de pudeur dans son écriture lorsqu'il s'agit d'évoquer ce qui blesse profondément son héroïne… Et dans son parcours de prostituée, il y a beaucoup d'humiliations douloureuses ! Mais aussi du bonheur. En se prostituant pour le cheik, Djara gagne beaucoup d'argent, elle est coquette, elle se fait belle, elle adore Dior ! Elle est fascinée par tout ce qui vient de l'Occident. Oui, Djara est aussi une « fashion victim » qui aime s'amuser, manger de bonnes choses… Elle peut aussi être cruelle avec les hommes : elle dédaignera, par exemple, la demande en mariage d'un jardinier : pas assez riche pour elle.
Par ailleurs, au fil de ses tribulations Djara sera amenée à côtoyer plusieurs milieux sociaux qui sont assez bien évoqués par Saphia Azzeddine : le milieu paysan, milieu rustre, pétri de superstitions (le cadeau du père dont il est question dans l'extrait ci-dessus, c'est un soi-disant cheveu du prophète), le milieu bourgeois voire très riche et sa vulgarité, son côté bling-bling et décadent, le milieu religieux, lorsqu'à la fin, elle épouse un imam. On peut y voir la tyrannie imposée par la belle-mère, qui dirige tout, même son fils, mais aussi la difficulté d'être une épouse libre : Djara veut s'instruire ? Niet ! Le professeur est un homme. Par ailleurs, il lui faudra porter le voile, chose qu'elle hait.
Ils disent qu'il faut cacher ses ornements afin que l'homme n'ait pas de pensées inavouables. C'est écrit comme ça et ça n'a l'air de déranger personne. C'est lui qui a des pensées inavouables et c'est moi qui dois me cacher. Ça n'a pas de sens. De quel droit je deviendrais l'otage d'un homme qui ne sait pas se contrôler ? C'est à l'homme de s'éduquer, je n'ai qu'un conseil : la douche froide. Je ne vois rien d'autre pour soulager vos pensées inavouables, messieurs. Mais moi laissez-moi tranquille, moi et mes ornements, moi et mes cheveux, moi et ma chasteté ! Si des chevilles vous font bander, il est grand temps d'aller consulter.
Pas moi. Vous.
Pour vos troubles avancés de la kékette.
C'est une punition divine ce zizi, ma parole !
Si j'ai choisi de mettre autant d'extraits du texte de Confidences à Allah, c'est aussi pour que vous puissiez apprécier les différentes qualités de l'écriture de Saphia Azzeddine : globalement, l'auteure utilise un langage cru, très nature… C'est le langage d'une paysanne égyptienne sans grande éducation. Cependant, on pourra en souligner l'humour, quasiment toujours au rendez-vous (même si j'ai également mentionné des passages graves, voire tragiques) : oui, on rit pas mal à la lecture de ce savoureux roman truffé de gros mots et de déformations arabisantes très drôles.
Pour toutes ces raisons, et bien d'autres, j'ai très envie de lire : mon père est femme de ménage ou la Mecque-Phuket… autres romans de Saphia Azzeddine.
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