Samuel Benchetrit : Récit d’un branleur… mieux que la branlette ! Qu’elle soit du matin ou du soir...
« Tamina sert le café et le
calvados aux clients (il n’y en a pas tellement, la salle est toujours à moitié
vide) puis retourne derrière le comptoir. Assise au bar, sur un tabouret, il y
a presque toujours quelqu’un qui veut bavarder avec elle. Tout le monde l’aime
bien, Tamina. Parce qu’elle sait écouter ce qu’on lui raconte.
Mais écoute-elle vraiment ?
Ou ne fait-elle que regarder, tellement attentive, tellement silencieuse ?
Je ne sais, et ça n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est qu’elle
n’interrompt pas. Vous savez ce qui se passe quand deux personnes bavardent ?
L’une parle et l’autre lui coupe la parole : c’est tout à fait comme moi, je… et se
met à parler d’elle jusqu’à ce que la première réussisse à glisser à son
tour : c’est tout
à fait comme moi, je… .
Cette phrase, c’est
tout à fait comme moi, je…semble être un écho approbateur, une
manière de continuer la réflexion de l’autre, mais c’est un leurre : en
réalité c’est une révolte brutale contre une violence brutale, un effort pour
libérer notre propre oreille de l’esclavage et occuper de force l’oreille de
l’adversaire. Car toute la vie de l’homme parmi ses semblables n’est rien
d’autre qu’un combat pour s’emparer de l’oreille d’autrui. Tout le mystère de
la popularité de Tamina vient de ce qu’elle ne désire pas parler d’elle-même.
Elle accepte sans résistance les occupants de son oreille et elle ne dit
jamais : c’est
tout à fait comme moi, je… »
Milan KUNDERA : Le livre
du rire et de l’oubli.
Que Samuel Benchetrit me pardonne de commencer cet article qui concerne une de ses œuvres par une longue citation de Milan Kundera, mais il est vrai que la lecture du Récit d’un branleur, paru aux éditions Julliard en 2000 me paraît exactement illustrer – avec une indéniable virtuosité – cette réflexion de mon écrivain fétiche ! Laisser ainsi Milan Kundera faire finalement l’essentiel du commentaire de mon œuvre ! J’aimerais, un jour, si j’étais écrivain, avoir cet honneur…
Roman Stern, le héros-narrateur du roman ne fait rien de sa vie. C’est un branleur. Il ne travaille pas, n’a pas de femme, pas d’ami, n’entretient pas de véritables relations avec sa famille ; par ailleurs, il vit seul dans un appartement assez minable de Paris.
Cependant, il a un vrai problème. Tous les gens en mal de confidences viennent déverser leur malheur dans son oreille…. Il ne peut jamais être tranquille : au café, dans l’autobus, au zoo… il se trouve toujours quelqu’un pour venir lui casser les pieds avec ses petits ou gros tracas. Et comme notre héros est un garçon timide, poli et pas contrariant… il se laisse faire.
Oh ! bien sûr, il ne répond jamais, il n’écoute pas vraiment, et toujours, il s’en fout !
Un jour, il décide donc de tirer parti de cet atout : il crée La Société des Plaintes et devient écouteur professionnel. Les gens qui veulent parler prennent rendez-vous, déversent leurs malheurs dans l’oreille de Roman qui reste silencieux ; et le temps d’écoute est bien sûr facturé… Belle idée ! Les affaires marchent ! Bientôt, un collaborateur doué des mêmes qualités le rejoint dans ses locaux d’écoute bienveillante et indifférente.
Attaque en règle contre la fumisterie de la plupart des psychologues ? Sans doute peut-on le voir ainsi. Mais je ne pense pas que ce soit cet aspect-là qui intéresse Samuel Benchetrit.
Ce roman est avant tout un véritable diagnostic de la désespérance humaine. La solitude et l’incommunicabilité : voilà ce qui nous rend malheureux. Car tous les personnages qui traversent ce récit sont murés dans une errance solitaire et désespérante qui les pousse parfois à des actes extrêmes.
C’est le cas de Marie, une jeune fille que Roman a connue au collège. Sa photo est dans le journal, rubrique faits divers… Marie est en prison. Elle a poignardé le patron du bistrot dans lequel elle allait tous les jours boire son café. Pas d’explication à cet acte. Alors, notre héros n’aura de cesse de marcher sur ses traces, de reconstituer sa vie. Cette fille l’obsède.
Présentée ainsi, l’œuvre peut paraître bien déprimante ! Cependant, à lire, elle ne l’est pas du tout, car si le fond de l’histoire est vraiment noir, c’est à travers un récit plein d’humour qu’il se présente. L’écriture décontractée - style "écrit-parlé" - visant à restituer telle quelle la parole de Roman est désabusée et très drôle… On est vraiment face au récit d’un branleur solitaire et timide - il n’ose pas, par exemple, aborder la putain qui lui plait dans la rue où elle travaille – qui d’un seul coup accapare l’oreille du lecteur ! Comme le font ses clients…. Sauf que nous, ses lecteurs, on n’est pas payé… Voire même, on l'a acheté, ce fameux récit ! Tiens donc, combien tu me payes, Samuel, pour avoir lu ton livre ? Ceci dit, maintenant, c’est moi qui accapare l’oreille de l’autre… Mais je ne vous payerai pas pour ça ! Me faire payer ? Si vous voulez ! Pourquoi pas ?
Allez ! je vais un peu laisser la parole à Roman Stern / Samuel Benchetrit afin que vous puissiez juger du ton général de l’œuvre.
« Le type qui n’avait que
des notions de début et de fin avait compris que sa séance se terminait. Il
m’avait filé mes billets puis s’en était allé vers la dixième planète du
système solaire que j’avais appelée l’étoile de la connerie humaine. Planète
accueillant tous les timbrés et autres malades de la Terre. Et, si cette
planète existait vraiment, ma clientèle disparaîtrait totalement vu que
l’humanité entière irait par charter y trouver asile pour se lamenter dans ses
cratères. »
Cependant, il ne faudrait pas croire que Roman Stern soit un héros insensible… D’abord, il y a ce voisin « Pigeon » qui décède un jour…. Voisin renfermé, seul – sa femme l’a quitté – alcoolique. Il ne parle jamais et le seul contact que Roman entretient avec lui est celui des courses. Notre héros va chercher pour son voisin Pigeon, tous les jours, une revue porno et un litron de rouge. Après sa mort, il aura la curiosité d’entrer dans son appartement resté ouvert, et là :
« Et voilà qu’en regardant
ces insectes répugnants, en imaginant qu’ils devaient être les seuls à pleurer
la disparition de leur propriétaire décédé, une larme vient germer au coin de
mon œil. Je n’avais jamais été ému par le moindre humain me racontant ses
problèmes et j’étais là, fixe et bouleversé par trois cafards que je
considérais en deuil. »
Et puis, il y a Marie… mais là, je ne raconte pas… Sur la première page, Benchetrit dédie son roman « Pour Marie, dont le regard me préoccupe tant ». On ne peut que penser à l’ex-épouse de Samuel Benchetrit, Marie Trintignant… Ecrit en 2000, Récit d’un branleur est d’autant plus émouvant qu’on sait ce qui est arrivé ensuite à leur amour… et à Marie en particulier.
Finalement, notre héros est comme les autres… il est malheureux. Il le sait et finit par le comprendre.
« Pouvait-on fuir la
douleur ? Ou alors était-elle en nous accrochée comme un organe ? Un
estomac triste qu’on ne peut échanger. Certains travaillent dur pour oublier,
d’autres boivent ou font du sport. J’étais bien trop feignant pour cela. Moi je
n’avais aucune barrière, je ne m’étais pas préparé à l’amertume et au chagrin.
On se sort souvent d’un présent
difficile en pensant à l’avenir.
En se disant :
-
Plus
tard je serai heureux… Tout ira mieux…. Ça ne peut que s’arranger…
Personne ne se projette
dépressif, alcoolique ou gravement malade ;
Rares sont ceux qui
affirment :
-
Dans
dix ans je serai une belle loque…. Je serai accro à l’héroïne… Je n’aurai
aucune sagesse et mon agressivité aura triplé….
Tout le monde cherche le
bonheur. Voilà notre quête commune. Et ce soir-là, près de l’arbre à pisse de
Véra, je compris que je le cherchais moi aussi. »
Mais pourquoi donc ce récit - très noir et désespéré
dans le fond - est-il meilleur qu’une branlette ? D’abord parce qu’une
branlette est un acte solitaire… (en duo, je préfère dire « caresses »),
lors même que toute lecture ne l’est certainement pas… Lorsqu’on lit, on est (normalement)
face à l’âme d’un écrivain, et peut-être aussi un peu face à la sienne… et
puis, à voir toute l’effervescence des clubs de lecture et des blogs
littéraires (qui va parfois jusqu’à l’échange de bouquins entre bloggeurs), il
semblerait que lire soit de plus en plus un acte de partage. Quant au plaisir ressenti…
à vous de voir…
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