LECTURES VAGABONDES

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Luis Sépulvéda : le vieux qui lisait des romans d’amour / la fille qui aimait ce roman de Sépulvéda.


Une fois n'est pas coutume dans le monde des livres encore jeunes, voici un roman qui a obtenu les faveurs d'un large public autant que celles d'un public réputé pour ses exigences en matière de culture, puisqu'il a obtenu deux prix littéraires considérés comme antinomiques, celui, à vocation populaire, des Relais H, qui assurait sa présence dans toutes les librairies de gares, et celui, fort élitiste, de France-Culture, qui l'ornait d'un incontestable label intellectuel.  Je veux parler du premier roman du désormais célèbre écrivain chilien Luis Sépulvéda : le vieux qui lisait des romans d'amour, paru en 1992 aux éditions Métailié.

Le vieux en question, c'est Antonio José Bolivar Proano, un drôle de baroudeur. Originaire de San Luis, un village situé dans la cordillère des Andes, il se marie et s'installe dans la jungle amazonienne, à El Idilio, pour exploiter la terre. La vie est très dure : son épouse meurt au bout d'un an. Cependant, Antonio se lie d'amitié avec des indiens Shuars qui lui apprennent à vivre au cœur de la jungle, à s'y nourrir, à y dormir, à en éviter les dangers et les désagréments. Cependant, un drame le sépare de ses amis : chargé de venger la mort de l'un d'entre eux, il tue l'assassin d'un coup de fusil : la méthode est radicale, mais totalement rejetée par les indiens Shuars… Antonio retourne vivoter à El Idilio… Sa passion : lire des romans d'amour.

Un jour, le corps affreusement mutilé d'un gringo est retrouvé sur les rives du Nangaritza. Le verdict d'Antonio est sans appel : c'est un ocelot qui a fait le coup… d'ailleurs, le gringo semble avoir chassé ce type de fauve : sa besace contient plusieurs peaux de ces animaux. Dans les jours qui suivent, les habitants d'El Idilio découvrent d'autres cadavres égorgés et mutilés : il est temps de se débarrasser de l'animal fou qui rode près du village, l'esprit rongé par le désir de vengeance. Le maire décide de partir à la chasse : le vieux est désigné pour l'accompagner car il connait bien la jungle et ses dangers… La traque peut commencer.

Avec Le vieux qui lisait des romans d'amour, nous voici plongé au cœur d'un très beau conte écologique tout en nuance et dénué de tout manichéisme.

Il est vrai que Sépulvéda a dédié son roman à son ami Chico Mendès, le défenseur de la forêt amazonienne, assassiné en 1991 par des hommes de main de ceux qui ont intérêt à l'exploitation du poumon vert de la planète. Il est donc évident que le roman doit se lire comme un hymne à la forêt, il est donc évident que ce roman contient un message écologiste destiné à réveiller les consciences sur les dangers liés à la destruction de la forêt amazonienne. Pourtant, point d'angélisme dans le vieux qui lisait des romans d'amour. La jungle est un milieu difficile, dangereux, inconfortable pour l'homme qui n'y est pas initié. Qui, en effet, parmi nous, aurait envie de vivre – ou même de passer un week-end – à El Idilio, sur les rives boueuses du Nangaritza, sous les pluies torrentielles du climat équatorial, au milieu des scorpions, des boas constrictors, des fourmis carnivores, etc… ? Pas moi ! Et pourtant, j'adore les balades en montagne, en forêt… Mais l'Amazonie, ça ne me tente pas trop, merci bien. C'est pourtant bien cette nature sauvage et dangereuse pour l'homme civilisé qui nous est offerte dans ce roman. On a bien envie de la laisser aux indiens Shuars qui la connaissent si bien et qui ne sauraient vivre ailleurs : ils sont parfaitement adaptés à l'Amazonie. Mais ce serait bien trop simple… Depuis plusieurs années, l'Amazonie est la proie de gringos qui veulent la coloniser, qui chassent en dépit du bon sens : l'Amazonie et les indiens Shuars sont menacés par l'invasion du progrès et de la civilisation : c'est cette révolte sauvage et désespérée de l'Amazonie dévastée qu'incarne l'ocelote assoiffée de vengeance, l'ocelote que la mort de son mâle et de ses petits chassés par le gringo a rendue folle. Face au vieux et à son fusil, les forces sont inégales. Voilà pourquoi aussi le roman est tout en nuance et n'a rien de manichéen.

En effet, on s'attache à ce héros peu conventionnel : le vieux. Il lit des romans d'amour occidentaux, romans auxquels il ne comprend pas grand-chose : dans la culture shuar, le baiser est un acte obscène, lors même que l'acte sexuel est totalement libre et sans tabou. Il est autant attiré par la culture occidentale que par la culture amazonienne : c'est un homme indéterminé, sans attaches autres que celles qu'il choisit. C'est un kaléidoscope culturel : il aime la culture Shuar, mais ne se déplace jamais sans son fusil, apanage du colon-gringo, il aime les romans d'amour qui se terminent bien mais il tue l'ocelote qui incarne, à sa manière, l'amour qu'il comprend si mal. Le vieux est un shuar-gringo… et c'est bien là la force de Sépulvéda : même s'il prend parti pour le respect de l'Amazonie et de la vie sauvage, il ne condamne pas l'homme occidental : à travers la figure du vieux sage Antonio José Bolivar Proano, il montre qu'une alliance est possible, qu'une compréhension mutuelle, gage de respect et de sagesse, est peut-être envisageable… car le véritable meurtre, ce n'est pas le vieux qui l'a commis : c'est le gringo-chasseur qui, en tuant la famille de l'ocelote, a déchainé la sauvagerie… Antonio ne vient que pour rétablir l'équilibre et la paix entre l'Amazonie et les habitants d'El Idilio : des habitants pacifiques et tranquilles que les gringos chercheurs d'or et chasseurs de fauves viennent perturber.

Presque 20 ans après sa parution, le vieux qui lisait des romans d'amour est plus que jamais d'actualité… La mondialisation gagne du terrain tous les jours, à une vitesse faramineuse… On défriche, on ratiboise des centaines de milliers d'hectares de forêt pour planter des espèces qui servent à l'agro-alimentaire, au textile, à l'industrie, et ce, au niveau mondial. On rompt ainsi l'équilibre naturel et biologique de la planète… Des espèces animales et végétales disparaissent… des hommes aussi : les indiens shuars. Ils deviennent des Navajos : corrompus par les facilités offertes par la civilisation, ils quittent la forêt, vivotent ici et là, deviennent alcooliques… C'est pourtant fascinant de savoir qu'il existe dans le monde des hommes capables de vivre en autogestion, en autarcie totale dans une nature difficile et sauvage : ils ont préservé des qualités physiques, morales, spirituelles, et une intelligence simple avec la nature, toutes ces choses que l'homme dit civilisé a totalement perdues, affalé qu'il est devant son ordinateur, à taper des articles de blog sans intérêt, à regarder la télé – avec ou sans les chips frits à l'huile de palme - Ushuaïa nature spécial Nicolas Hulot chez les papous…

Beh oui, je n'y connais pas grand-chose, à l'écosystème amazonien, mais je m'y connais un peu plus en littérature : c'est pourquoi, j'ai vraiment envie de conseiller ce très beau roman de Luis Sépulvéda : le vieux qui lisait des romans d'amour à tout le monde, y compris aux parents qui veulent apprendre à leurs enfants les valeurs essentielles pour notre avenir à tous, le temps de quelques pages lues au moment du coucher, des pages d'un conte à la fois moderne et intemporel : on n'a pas envie que l'Amazonie devienne un espace géographique historique, à l'image de la mer d'Aral.



12/03/2011
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