LECTURES VAGABONDES

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Michel Faber : La rose pourpre et le lys/ Un roman noir.


                Bientôt les beaux jours lumineux du printemps vont pointer le bout de leur nez et les roses vont refleurir dans mon jardin. On va ressortir les robes légères et colorées et faire des barbecues sous la pergola ornée de grappes de glycine et de rosiers grimpants… Par contre, les lys ne poussent pas dans la terre trop humide de mon jardin : leurs bulbes pourrissent pendant l’hiver. Il n’empêche que roses et lys sont de très belles fleurs dont s’est inspiré Michel Faber pour son roman fleuve : La rose pourpre et le lys paru en 2005 aux éditions de L’Olivier/Le Seuil.

                William Rackham, futur héritier des parfumeries Rackham erre dans le quartier miséreux de Church Lane à la recherche d’une prostituée qui accepterait de satisfaire un désir tabou : la sodomie. On l’oriente vers la seule femme acceptant ce genre de pratique : Sugar. Totalement satisfait, William décide que Sugar ne se consacrera désormais plus qu’à lui seul. Il l’installe dans un appartement assez chic et lui rend visite régulièrement. Cependant, pour assurer un train de vie satisfaisant à sa famille et à sa maîtresse, William parvient à convaincre son père de lui laisser les rênes des parfumeries Rackham et développe l’affaire avec succès. Très occupé par son travail et sa femme, Agnès, qui souffre de neurasthénie et de délires mystiques, William espace les visites auprès de sa maîtresse, Sugar qui s’inquiète : la jeune femme est en effet très éprise de son ex-client, devenu son amant exclusif. Elle finit par proposer à William – qui accepte la proposition - de venir vivre auprès de lui en tant que gouvernante de sa fille, Sophie. Cependant, William est de plus en plus distant, de moins en moins empressé : sa femme bascule dans la démence, elle fugue et trouve la mort lors de son escapade. C’est alors que le destin de Sugar va lui aussi basculer : elle tombe en effet enceinte de William, elle réussit à faire passer l’enfant, mais il est trop tard. William l’a appris et décide de renvoyer sa maîtresse et gouvernante de sa fille. Cependant, Sugar s’est attachée à Sophie. Elle part donc, mais elle enlève la petite fille. William se lance dans des recherches désespérées : Sugar et Sophie ont disparu dans le vaste monde !

                Et qu’on ne perde pas courage ! La rose pourpre et le lys, roman-fleuve de 1138 pages comporte une suite – contes de la rose pourpre – dont je rendrai compte prochainement sur ce blog. Car même s’il est trop long et très lent, ce roman, alliant modernité et classicisme, mérite le détour ; Nous sommes à Londres en 1875. Voilà pourquoi Michel Faber s’est librement inspiré de la tradition du roman victorien de l’époque : critique de mœurs, critique sociale et portraits de personnages campés par un écrivain moraliste, voilà pour les ingrédients du roman victorien. Cependant, il y a aussi, dans la rose pourpre et le lys, un aspect libertin assumé par l’auteur qui ne cache rien des désirs brimés de ses personnages : ils se masturbent, vont voir des prostituées pour assouvir des désirs que la morale bourgeoise réprouve. Mais moi, ce que je retiens surtout de ce roman, ce sont les portraits saisissants d’humanité que Michel Faber est parvenu à brosser.

                Nous sommes à une époque où la religion pèse beaucoup sur les esprits, sur l’éducation, sur les mœurs ; et ce poids est vraiment écrasant : il ne permet à aucun des personnages d’être heureux ; il est source de frustration, de désespoir, de folie ; il confine chacun dans la solitude et le silence car il est des désirs indicibles.

Agnès Rackham, la femme de William, est une femme perdue : certes, elle est malade. Elle est dépressive, neurasthénique, sans doute souffre-t-elle d’une tumeur au cerveau. Mais elle est la proie de délires mystiques dans lesquels elle se voit transportée dans un couvent, soignée par des sœurs bienveillantes : elle est incapable d’assumer sa sexualité, elle ne sait pas vraiment pourquoi elle saigne tous les mois. On se demande comment elle a pu mettre au monde une fille, Sophie !

Emmeline Fox est totalement tournée vers la religion mais elle est aussi curieuse de ce que dit la science sur certains points de l’origine et de l’évolution de l’homme : les thèses de Darwin, par exemple, la troublent profondément. Elle est engagée dans une mission à laquelle elle croit dur comme fer : La société de Secours, destinée à aider les prostituées à changer de vie au nom de la morale. Veuve, elle est secrètement amoureuse d’Henry Rackham, le frère de William. Mais, le sexe, c’est mal ! Elle succombera à la tentation, cependant. Une seule fois… car Henry décède peu après avoir satisfait les désirs d’Emmeline et les siens. Ces deux personnages sont importants car ils permettent à l’auteur d’affiner la problématique religieuse ; en effet, tous deux croient sincèrement aux préceptes religieux et considèrent que le monde doit s’organiser en les respectant. Tous deux considèrent que la prostitution est un mal qu’il faut combattre. Mais tous deux se heurtent à la misère, mère de tous les vices. Les prostituées ne sont en effet pas prêtes à trimer seize heures par jour pour trois kopecks : elles préfèrent vendre leur corps ; c’est peut-être dégradant, mais c’est plus facile. Et puis, il y a aussi leurs propres désirs, qui leur tenaillent le corps et l’âme : ils sont amoureux l’un de l’autre et ont envie de s’aimer… Céder à la corruption de tels désirs, quelle horreur pour Emmeline et Henry ! Ils y céderont, mais Henry mourra tout de suite après, de manière bien ironique ! Sa maison prend feu par accident alors qu’il est endormi. Et c’est ainsi que les flammes de l’enfer engouffrent le pauvre Henry qui a cédé au péché de chair avec une femme - qui, comme tout le monde le sait, est impure, corrompue, et inférieure à l’homme (voilà pourquoi les prêtres doivent rester célibataires et ne jamais frayer avec ces viles créatures que sont les femmes).

William Rackham, quant à lui, incarne le bourgeois coincé dans une morale avec laquelle il joue de manière hypocrite. Il a envie de sexe ? Il a envie d’enculer une femme ? Eh bien, allons voir une pute. On ne demande pas ce genre de truc aux femmes bien comme il faut. Cependant, cette pute, Sugar, il va en faire sa maîtresse, sa complice, son conseiller… Il va l’aimer pendant quelques temps. Avant de la rejeter comme une vieille chaussette lorsqu’il apprend qu’elle est enceinte de lui.  Il est bien évidemment hors de question d’étaler au grand jour, d’officialiser une union aussi scandaleuse avec une ancienne prostituée ! Il est bien évidemment hors de question de garder chez lui une femme qui porte un enfant sans être mariée !

Et puis, il y a Sugar, l’ex-prostituée, personnage complexe et moderne. Même si elle vient des bas-fonds de la société, Sugar est une femme intelligente et sensible. Contrairement à Agnès, la femme de William, qui va aux concerts pour montrer ses toilettes et se faire remarquer, Sugar sait apprécier la musique pour ce qu’elle est. Elle écrit un roman sur sa vie, roman empli de haine pour les hommes, roman qu’elle laisse tomber car elle se rend bien compte qu’il n’est pas très bon. Elle aide William dans ses affaires, le conseille, notamment dans le domaine de la publicité. Cependant, le monde est injuste avec les femmes qui n’ont pas eu la chance de naître du bon côté de la barrière : difficile de sortir de la fange quand on est née dedans. Ancienne prostituée qui a rencontré, à un moment, un homme qui l’a tirée du cloaque, Sugar est néanmoins marquée au fer rouge et décide de s’enfuir avec l’enfant de William, Sophie ; elle a en effet entrepris d’éduquer la petite fille et se passionne pour cette mission d’avenir : l’éducation d’une future femme. Et puis, elle aime les enfants. Le sien, elle a dû le faire passer.  

Bien évidemment, aucun de ces personnages n’est heureux ! Ce carcan religieux et moral est beaucoup trop strict, beaucoup trop intransigeant pour laisser une quelconque place à la simple expression des désirs humains.   

Ainsi, la rose pourpre et le lys offre une image saisissante et juste de la société anglaise de la fin du XIXème siècle, une société tiraillée entre une morale religieuse qui aspire à la blanche pureté du lys et la virulence passionnée des désirs humains, symbolisés par le pourpre des roses. Finalement, ces deux fleurs sont peut-être bien incompatibles ! Dans mon jardin, la nature a tranché ! Pas de lys, mais des roses à foison ! Je pourrais m’insurger contre la dictature d’une telle loi, mais je n’en ai ni le courage, ni la volonté. Et, c’est vrai que, même sans lys, mon jardin est très beau !



02/03/2013
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