Jean Teulé : Ô Verlaine ! / Ô Teulé !
« Les sanglots longs des violons de l’automne / bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Nous connaissons tous ces quelques vers de Paul Verlaine, devenus emblématiques de la liberté depuis l’opération Overlord du débarquement des alliés sur les côtes de la mer du Nord. Avec Ô Verlaine !, paru en 2004 aux éditions Julliard, Jean Teulé renouvelle l’hommage à ce poète maudit et hors-normes.
Le jeune Henri-Albert Cornuty vient de Béziers pour rencontrer Paul Verlaine qu’il admire plus que tout. Cependant, le poète n’en a plus pour très longtemps et le jeune garçon assiste à sa totale déchéance physique et morale, dans ces derniers mois où plus aucune limite ne le contient. Le poète est en effet déchiré entre deux maîtresses qui sont également prostituées : Philomène et Eugénie, pour lesquelles il écrit des vers qu’il vend à la ligne à l’éditeur Vanier. Par ailleurs, il passe son temps à se pinter à la fée verte - l’absinthe - et vit dans la plus totale misère, dans un coin pourri du quartier Latin. D’errance en hôpital, d’hôpital en beuveries, Verlaine est également, à ses heures, un homme violent. Cependant, dans ce tableau plutôt sombre, il y a aussi de la lumière : Verlaine déchaîne la jeunesse qui s’arrache ses vers ; il devient le poète adulé des adolescents, l’emblème de l’anticonformisme et de la révolte. Et puis, il y a ses amis – Cazals, Deschamps, Bibi-La-Purée, Frédéric-Auguste - admirateurs et toujours là en cas de coup dur, sans doute plus proches et plus aimants qu’aucune femme ne l’a été pour lui. Lorsque l’heure de la mort aura sonné pour le grand poète, ils seront là, tous, auprès de lui. S’ensuivent des funérailles grandioses, où toute la jeunesse étudiante se presse afin de rendre un dernier hommage à Verlaine.
Le roman Ô Verlaine ! est conçu comme une descente aux enfers plutôt baroque, qui associe l’horreur et le sublime dans un même jet. Tout commence dans la librairie Léon Vanier, éditeur des poèmes de Verlaine : le jeune Cornuty y apprend l’adresse du poète, sésame pour le rencontrer. S’ensuit une errance dans les rues du quartier Latin à travers lesquelles le jeune garçon rencontre un vitrier qui crie : « Vitriiier ! ». Dès lors, l’association avec le célèbre film de Jean Cocteau : Orphée, est possible. Orphée, symbole du poète capable de charmer les bêtes sauvages avec sa lyre, descend aux enfers pour y retrouver sa bien-aimée, Eurydice. Cependant, ici, le jeune Cornuty aux yeux langoureux s’apparenterait plutôt à la belle Eurydice qui reviendrait chercher Orphée au fin-fond des enfers : le mythe est par conséquent inversé car il est bien évident qu’Orphée, c’est le poète Verlaine, en pleine déchéance. Inutile de dire que comme dans le célèbre mythe, tout se termine mal et que les enfers ont le dernier mot.
Ainsi, le jeune Cornuty rencontre Verlaine a un moment où le poète est déjà mal en point : son pied est gangréné, il suppure. Le jeune Cornuty récupère un chausson de Verlaine, qu’il met à un de ses pieds : il marche désormais avec des chaussures dépareillées car il refuse de se séparer du chausson, emblème de la poésie qui le fait aller, qui l’exalte, lui donne des ailes. Cependant, Cornuty se fait embaucher dans un abattoir, endroit sanglant, violent, à l’instar de ce qu’est l’homme Verlaine.
Car le moins qu’on puisse dire, c’est que le portrait que Jean Teulé nous offre du poète n’est guère flatteur : toujours bourré à l’absinthe, violent, inconstant… L’idée de rencontrer Verlaine ? Très peu pour moi : je suis peut-être trop bourgeoise, mais ce genre de patachon est selon moi, un vrai repoussoir. Point de fascination pour la débauche : pourtant, Jean Teulé parvient sans doute quelque part à créer cette fascination – toute littéraire – pour la démesure qui caractérise le personnage. Imaginerait-on un poète maudit autrement qu’en marge de la société ? Allant toujours plus loin dans le rejet des normes, de la bien-pensance, du conformisme bourgeois ? Imaginerait-on un poète maudit confortablement installé dans son petit bureau exposé plein-sud, rimaillant entre une plante verte, un petit bibelot en stuc et une maquette de bateau voguant au fond d’une bouteille ? Fichtre non ! Alors bravo à Jean Teulé qui nous offre un portrait saisissant de Verlaine, taillé dans une écriture robuste et violente où se mêlent étroitement argot et expressions colorées.
En même temps, Jean Teulé brosse le portrait d’un quartier Latin sordide, sale, miséreux, où règnent la prostitution et le crime : bref, on est loin du quartier qui a vu s’épanouir la pensée philosophique du XVIIIème siècle. Quoique ! C’est bien en ripaillant au Procope ou dans une quelconque taverne du coin que Diderot et ses acolytes ont éclairé le monde de leurs idées philosophiques. Et c’est bien ce que fait Verlaine avec Bibi-La-Purée et les autres : ripailler, boire… certes, ils ne philosophent pas : ils gueulent et ils dégueulent, bien plutôt. Cependant, Ô Verlaine ! est aussi une ode à l’amitié qui se soude dans les nuits glauques et les beuveries… Car véritablement, Verlaine et ses amis sont inséparables.
Voici donc pour l’horrible. Et le sublime ? Et bien, tout simplement, le sublime, ce sont les vers de Verlaine : Jean Teulé a semé tout au long de son roman, quelques-uns des poèmes les plus connus de Verlaine. La délicatesse des vers, leur pureté, contraste singulièrement avec le sordide miséreux de la fin de vie du poète, avec l’homme violent et abruti d’alcool qu’il était à la fin de sa vie. Cependant, comme je l’ai dit, il y a de la poésie dans l’écriture de Teulé : de la poésie partout, même dans l’évocation des dégueulis d’alcoolos : poésie de l’horrible, chère à notre auteur qui témoigne, encore ici d’un talent surprenant dans la puissance évocatrice de son écriture.
Ainsi, avec Ô Verlaine !, on est bien loin des biopics hagiographiques qu’on a l’habitude de lire sur les écrivains supers-géniaux qui hantent le panthéon de notre littérature : point d’éloge convenu du poète, mais bien plutôt une évocation haute en couleur d’un homme débauché, violent… de cette vieille carcasse repoussante sort cependant une musique délicate et mélancolique, des sanglots longs qui bercent la poésie française d’une langueur toute enchanteresse.
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