LECTURES VAGABONDES

        Si vous avez une paire d’heures à remplir, pourquoi pas faire un petit tour avec le papa de Régis Jauffret ? Certes, Régis Jauffret n’offre pas de ce dernier une image bien positive qui donnerait envie de le connaître, mais le livre – intitulé Papa et paru en 2020 aux éditions du Seuil - est très intéressant et plus subversif qu’il n’y paraît. 

             Le 19 septembre 2018, Régis Jauffret aperçoit dans un documentaire sur la police de Vichy, un extrait filmé où son père apparaît menotté, sortant d’un immeuble marseillais : c’est la Gestapo qui vient de l’arrêter. Stupéfait, il tente de percer à jour le mystère de ces images dont jamais il n’avait entendu parler. Est-ce une reconstitution ? Son père a-t-il vraiment été arrêté ? Pourquoi ? Et s’il a été torturé, a-t-il parlé et livré ainsi d’autres personnes ? Oui ? Non ? Cette question taraude l’auteur qui garde une bien piètre image de son géniteur.  Il évoque ainsi quelques souvenirs inconsistants que son père, décédé en 1987, a pu lui laisser. En effet, atteint de surdité, soigné à l’Haldol pour dépression, celui-ci a très peu communiqué avec son fils. Peu à peu, la haine pour ce père si peu présent surgit en l’auteur. Il livre alors un portrait au vitriol de cette personne qui lui a échappé. Promeneur solitaire, rivé à son journal, jamais il ne lui a vraiment parlé, jamais il ne s’est vraiment soucié de lui, jamais il ne s’est occupé de lui. Et Régis Jauffret de se poser la question : comment cette larve a-t-elle pu l’engendrer lui, Régis Jauffret, cet écrivain célèbre et reconnu ? Cependant, derrière cette haine et cette incompréhension, pointe le désespoir et le manque de n’avoir pas eu de père. En tout cas, pas ce père idéalisé qu’il porte en lui et qui, selon lui, serait un père standard, pas vraiment exceptionnel : il ne lui en demandait pas tant ! Seulement un père qui se serait occupé et soucié de lui, avec lequel il aurait pu communiquer et se construire. A l’occasion d’un message griffonné à la va-vite par sa mère et qu’il retrouve dans une boîte après son décès, message dans lequel elle demandait à Alfred – c’est le prénom du père de Régis Jauffret – de s’occuper de Régis tandis qu’elle devait s’absenter quelques jours, l’auteur reconstitue un souvenir. Pendant ces quelques jours, Alfred s’est occupé de son fils, lui a fait à manger, l’a emmené en balade dans les calanques, l’a appris à sauter dans la mer du haut d’un rocher ! Mais finalement, l’auteur avoue : ce souvenir n’a jamais existé. Il vient de l’inventer et avec lui, il s’est inventé un père.

            Avec Papa, Régis Jauffret, écrivain novateur, fait dans la provocation en nous livrant un anti-portrait de son père. En effet, les livres qui dressent un portrait aimant, positif et élogieux du « père, ce héros » foisonnent. Beaucoup moins ceux qui fustigent cette figure primordiale et fondatrice dans la formation d’un adulte. Eh bien, Régis Jauffret l’a fait dans cette très courte œuvre qu’on ne peut qualifier de roman ni de biographie. Lui-même la nomme « fiction » ; je la qualifierai d’anti-portrait.

             Partant d’un événement inattendu – le visionnage d’un documentaire dans lequel son père apparaît en mauvaise posture, menotté entre deux gestapistes – il extirpe du tiroir où sa mémoire l’avait enfouie, cette personne qui fut son père et qu’il avait oubliée. Cependant, il ne parvient pas à donner vie à un véritable père qui aurait été le sien car la réalité est là, brutale, devant lui : Alfred n’a pas été un père ; Alfred n’était rien, pas même un mari. Certes, il évoque le mariage d’Alfred et Madeleine, les premières années de leur vie de couple rue Marius-Jauffret à Marseille et même sa propre naissance. Mais ensuite, plus rien. Car dès lors qu’il vient au monde, Régis perçoit un couple inconsistant qui a bien dû exister avant lui et qu’il a recréé par la force de l’écriture. Mais lorsqu’il est confronté à la réalité et à la vie, Alfred lui échappe car il ne sait pas dire comment ce dernier s’est inscrit dans son existence et celle de sa famille.

             Ainsi, cette fiction s’apparente à un accouchement. Elle retrace comment, progressivement, en utilisant des bribes de souvenirs tirés du réel, Régis Jauffret s’est conçu un père. Certes, il tient en quelques pages, à la fin de l’œuvre ; c’est encore un bébé, un papa-bébé dont il faut fêter la naissance. Le dernier mot du livre, c’est « champagne ».

             On remarque enfin que cette fiction est dédiée à « Marius et Fabiola » et non pas à Alfred, le père officiel de Régis Jauffret. Ces deux personnes sont évoquées dans le livre et font partie de l’arbre généalogique de la famille Jauffret (Marius a vécu au milieu du second empire). Ainsi, Régis Jauffret semble gommer par là son père Alfred en se référant à l’ancêtre de la famille dans laquelle il s’inscrit : la famille Jauffret ; par ailleurs - est-ce une coïncidence – la rue de Marseille dans laquelle il a grandi porte le nom de rue Marius Jauffret.

             Enfin, le livre est aussi remarquable par la multitude de tons qu’il recèle. On peut dire que toutes les émotions sont présentes dans ce livre, comme elles peuvent l’être en une femme qui s’apprête à devenir mère dans une salle d’accouchement : la douleur, la colère, la lassitude, la joie quand l’enfant vient au monde. Mais arrêtons-là la comparaison. Papa est une œuvre très courte (Régis Jauffret peut pourtant être un écrivain prolixe ; il suffit d’appréhender l’ampleur d’une œuvre comme Fragments de la vie des gens). Ainsi, c’est comme si ce père était venu au monde trop tard. Régis Jauffret est désormais adulte et il est passé à autre chose. A-t-il vraiment besoin d’un père, désormais ? Si la littérature lui en a finalement donné un, point n’est besoin de classer cette fiction dans le rayon « œuvre majeure » de Régis Jauffret. Rendons à César ce qui est à César et à Alfred-papa la place qui lui revient : toute petite.