LECTURES VAGABONDES

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Pierre Lemaitre : Au revoir là-haut/Salut aux soldats morts là-bas.

 

 

                Il y a plus de 3000 bonnes raisons de lire Au revoir là-haut, roman écrit par Pierre Lemaitre en 2013 et paru aux éditions Albin Michel. D’abord, c’est le lauréat du prix Goncourt 2013. Mais, en fait, c’est sans doute là la moins bonne raison de s’intéresser à l’œuvre. Ensuite, en ce début d’année de commémoration du centenaire de la guerre 14-18, consacrer quelques-unes de nos heures de vie à la mémoire de nos soldats morts au combat, ne serait-ce qu’à travers la lecture d’un roman, c’est sans conteste une bonne initiative. Mais surtout, en premier lieu, au revoir là-haut, c’est un excellent roman, passionnant et difficile à quitter, qui traite de faits plutôt sales - cachés ou oubliés - de l’après-guerre.

                Au revoir là-haut, c’est l’histoire de trois hommes que la guerre va lier à jamais. D’abord, il y a le lieutenant Pradelle qui, à quelques jours de la fin de la guerre, souhaite se distinguer. Cependant, dans les armées, on temporise, on n’a plus envie de se battre vu que le sort de la guerre semble être scellé. Pour motiver ses hommes à aller une dernière fois casser du boche, Pradelle envoie deux éclaireurs qu’il tue lui-même, faisant passer leur mort pour acte de l’ennemi  allemand. Ainsi, il ne reste plus qu’à lancer ses hommes dans un ultime assaut contre les boches. Malheureusement, le soldat Albert Maillard et le soldat Edouard Péricourt ont compris l’affaire. Sur le champ de bataille, Pradelle tente de les tuer, mais les deux hommes vont finalement s’en tirer. Edouard sauve Albert, tombé au fond d’un trou d’obus et recouvert de terre. Mais tout n’est pas bien qui finit bien : Edouard reçoit au visage un éclat d’obus qui le défigure. Parce qu’il est en conflit avec son père, le richissime et très puissant M Péricourt, Edouard demande à son ami Albert de le faire passer pour mort. C’est ainsi qu’Albert fait mourir sur les registres militaires Edouard Péricourt, et ressuscite Eugène Larivière, obscur soldat sans famille, mort au combat à la fin de la guerre. Premier problème : Madeleine Péricourt, sœur d’Edouard, veut récupérer le corps de son frère. C’est illégal, mais en graissant la patte à qui de droit, c’est possible. Albert est chargé du sale boulot : trouver un corps pour satisfaire la jeune fille. C’est lors de cette affaire que Madeleine Péricourt rencontre le lieutenant Aulnay-Pradelle qu’elle épousera rapidement. Le temps passe. Nous retrouvons nos trois héros un an plus tard. Pour Albert et Edouard, c’est la galère. Albert a perdu son emploi dans une banque, occupé par un autre à l’heure de la démobilisation ; Cécile, sa fiancée, vit désormais avec un autre homme et il passe ses journées à chercher de la morphine pour son désormais inséparable compagnon : Edouard, la gueule-cassée, accro à cette drogue. Par contre, pour le désormais capitaine Henri Aulnay-Pradelle, c’est la gloire et la richesse. Grâce à des appuis politiques et à des dessous de table, il a acquis tous les droits sur le marché public lié à la mémoire des soldats de 14-18. Ainsi, la société Pradelle et Cie s’occupe de déterrer les cadavres de poilus enterrés à la va-vite lors de la guerre, afin de les ré ensevelir dans de vastes cimetières militaires qui les regroupent tous. Marché diablement juteux ! D’autant plus qu’Aulnay-Pradelle ne recule devant rien pour toucher le jackpot !

              Cependant, pour nos trois héros, le destin va basculer. Edouard, très doué pour le dessin, a une idée géniale. Dans cette période où rien n’est trop beau pour célébrer la mémoire des morts, il imagine une fabuleuse arnaque aux monuments du souvenir. Avec Albert, il propose aux municipalités des devis sur lesquels il demande une avance avec laquelle les deux amis ont décidé de s’enfuir aux Etats-Unis. Cependant, le vieux Péricourt que le souvenir de son défunt fils mal aimé taraude décide de commander un fabuleux monument à la mémoire des poilus tombés pour la France… et met les deux pieds dans l’arnaque tendue par nos deux acolytes. De son côté, Aulnay-Pradelle escroque l’Etat et s’enrichit en bradant les dépouilles des héros de la Grande Guerre. Mais l’affaire est découverte et mise au grand jour par un inspecteur zélé qui fait éclater le scandale. Aulnay-Pradelle est lâché par tous ses complices et ses protecteurs. Quant à Edouard et Albert, ils ne partiront pas ensemble aux Etats-Unis : le jour du départ, Edouard est renversé par une voiture et décède ; ironie du sort… c’est son père, bien décidé à rencontrer l’artiste responsable de si beaux devis, qui était au volant. Albert embarque donc seul avec son nouvel amour – Pauline – direction : le continent du nouveau monde pour un nouveau départ.

                On l’aura compris, au revoir là-haut, c’est l’histoire de trois hommes dont le destin est lié aux enjeux de la Grande Guerre et de l’après Grande Guerre, trois hommes dont le cours de la vie permet de restituer la grande Histoire, celle de la fin d’une guerre qui reste traumatisante longtemps après son terme.

                D’abord, il y a Albert. Personnage falot. Avant la guerre, c’est un simple employé de banque, fiancé à une jeune fille nommée Cécile. Il a bien failli mourir, quelques jours avant l’armistice, enseveli sous des retombées de terre causées par l’explosion d’un obus. « Au revoir là haut » dit-il avant d’être sauvé par Edouard Péricourt, celui qui va bouleverser sa vie. En effet, Albert va alors bousculer tous ses principes au nom de l’amitié. Il va enfreindre la loi, en falsifiant les registres, mentir à la famille de son ami en le faisant passer pour mort. De manière plus générale, Albert représente le soldat de base qui à l’heure de la démobilisation ne retrouve pas se place dans la société : il a perdu sa place d’employé, sa fiancée a rencontré un autre homme. Mais l’amitié et la fraternité qui naît entre les frères de tranchées est un bien inestimable, indestructible, plus fort que tout le reste. Albert va prendre en main la vie de son sauveur, Edouard, et puis, finalement, c’est l’initiative de ce dernier – une arnaque au monument aux morts – qui va lui permettre de recommencer une nouvelle vie. Echange de bons procédés : « tu m’as sauvé tantôt, j’ai une dette envers toi et moi aussi, je te sauverai, un jour ». Bref, celui qui devait mourir, le troufion de base inexistant est celui qui s’en tire le mieux et sa parole d’adieu – au revoir là haut - c’est à son ami qu’elle revient, finalement.

                  En effet, Edouard est le sacrifié de l’Histoire et de l’histoire. En sauvant Albert, il perd une partie de son visage, il perd son identité. Cependant, avant la guerre, Edouard était déjà en quête d’identité : élève brillant aux beaux-arts, homosexuel extravagant, il entretient avec son père des relations conflictuelles qui l’affectent beaucoup plus qu’il ne l’avoue. La guerre va modifier son destin et lui permettre de régler ses comptes avec la vie. D’ailleurs, quand la vie s’est-elle vraiment arrêtée pour Edouard ? Avant la guerre alors qu’il est en conflit avec son père et ne voit pas trop où il va ? Au moment où il sauve Albert et perd son visage ? Au moment où Albert falsifie les registres qui stipulent dorénavant qu’Edouard Péricourt est mort en héros ?  Au moment où effectivement il perd la vie, renversé par une voiture… et pas n’importe laquelle ? Edouard incarne donc, de manière basique, une gueule cassée pour laquelle il n’y a pas de place dans la société d’après-guerre. De manière plus romanesque, Pierre Lemaitre fait de lui une sorte de clown triste qui n’a plus de repère dans la vie, qui est tellement hors norme, intellectuellement et physiquement qu’il peut se permettre de faire n’importe quel pied-de-nez à la société : c’est ainsi qu’il imagine une immense arnaque au monument aux morts, geste par lequel il souligne la vanité de la guerre, du sacrifice patriotique, de la valeur qu’on lui accorde ; car il a-t-il une somme d’argent digne et capable de racheter toutes ces vies sacrifiées ? Quel est le prix de la mémoire et de la bonne conscience ? Cher. Mais pas assez. Jamais assez. Cette arnaque va permettre d’ouvrir un horizon à son ami Albert : grâce à l’agent escroqué, ce dernier va pouvoir recommencer sa vie aux Etats-Unis. Ainsi, Edouard, c’est à la fois un ange bienfaiteur et malfaisant : avant de permettre la renaissance d’Albert, il fait son malheur en obligeant ce dernier à participer à plusieurs escroqueries et à mener une vie de hors-la-loi en quête perpétuelle de morphine.

                   Bref, Albert et Edouard incarnent la mauvaise conscience de la société d’après-guerre qui se gargarise de beaux discours à propos de tous ces morts au champ de bataille, de tous ces sacrifiés pour la liberté et la patrie… mais qui en réalité rejette ceux qui ont survécu à l’horreur : quel mauvais goût n’ont-il pas eu de rester en vie alors que la gloire était à portée de main sous les feux des canons et des mitrailleuses ?

                Enfin, il y a la noirceur de la guerre et de l’après-guerre : celle-ci est incarnée par la capitaine Aulnay-Pradelle. C’est un opportuniste sans vergogne : il ne pense qu’à lui et à son intérêt personnel. A la fin de la guerre, il n’hésite pas à envoyer ses hommes se faire laminer dans un combat inutile et faussement provoqué, histoire de sortir de là avec une médaille et un grade intéressant. Et puis, quand tout est fini, il fait ce qu’on appelle un beau mariage : il épouse la richissime Madeleine, fille de la très influente famille Péricourt. Grâce à ses nouvelles relations, il emporte le marché juteux de l’ensevelissement des héros de la Grande Guerre. Et ça rapporte bien, le marché de l’honneur rendu à toute cette chair à canon qu’il faut déterrer et ré enterrer dans des cimetières militaires. Et puis, comme il faut tirer de tout cela le meilleur bénéfice possible, on multiplie de nombre de cercueils en mettant dans certains de la terre ou des cadavres de boches, on emploie des chinois qui ne savent pas lire et mélangent les dépouilles et les pierres tombales, on commande des petites boites qui font office de cercueils – et qu’on facture comme tel – quitte à démembrer les corps pour les faire entrer dans la chose.

                     Malheureusement, cette affaire est véridique…

                 Alors, on peut déplorer le manichéisme qui imprègne Au revoir là-haut. En effet, Albert, l’ami fidèle, est sauvé tandis que le vilain Aulnay-Pradelle est démasqué, abandonné par tous ses soutiens, et mis au ban de la société. Et puis, il y a cette fameuse collision finale entre la voiture d’un père désespéré par la mort de son fils et ce fils - qui n’est en réalité pas mort - qu’il renverse et tue. On voit bien tout le romanesque pathétique de cette situation téléphonée : en tuant son fils, le père le libère d’une vie qui n’en était pas une et lui donne aussi ce qu’il désirait au fond de lui-même : la mort et la paix. Ainsi, le contentieux entre les deux hommes est réparé.

                 Mais avant tout, le roman a le mérite de mettre en question le mythe des héros de la Grande Guerre : entre mauvaise conscience, intérêts personnels, grands discours et petits trafics mesquins, quelle est la véritable reconnaissance que la société a portée aux poilus morts ou survivants de la grande boucherie ?  Là-dessus, Au revoir là-haut souligne ce qu’on a oublié : du début à la fin et bien après, la Grande Guerre, c’est du linge très sale et nauséabond qu’on cache derrière des étendards patriotiques et des monuments de pierre destinés au souvenir et au recueillement national : pas cher payé, finalement, la bonne conscience qui permet le grand sommeil réparateur.

               Peut-être bien qu’au revoir là-haut c’est le plus bel hommage que la littérature ait jamais rendu aux poilus tombés ou non lors de la Grande Guerre, car ce roman est dépouillé de toutes les fioritures attendues sur l’héroïsme et le courage des soldats, mais chargé de toute l’hypocrisie que la société a mise en œuvre pour le devoir de mémoire qui s’apparenterait plutôt finalement à la nécessité d’oublier. La vie continue, comme on dit...



04/12/2013
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