Milan Kundera : L’ignorance… Comment ignorer l'ignorance ?
Si vous faîtes un tour du côté de la maison de la presse du Touquet, vous aurez peut-être la chance de croiser Milan Kundera. Mais n'essayez pas d'aller plus loin, car alors, il vous marchera sur les pieds, avec désinvolture et déjà son regard d'aigle se sera envolé bien loin au-dessus de votre petite personne. Quelle belle idée, Milan, d'avoir écrit un livre qui porte le titre de L'ignorance… toi qui ignores tellement tes lecteurs, mais qui n'as de cesse d'offrir au monde ce regard si particulier qui est le tien, qui le remue et le dérange à chacune des pages que tu écris. Car, oui, je crois qu'on se met toujours un peu en danger lorsqu'on ouvre un de tes romans.
Ainsi donc, L'ignorance, œuvre parue en 2003 chez Gallimard ne déroge pas à la règle implacable du génie de Milan Kundera.
La première question qu'on pourrait se poser est celle-ci : pourquoi donc avoir intitulé ce roman L'ignorance lors même que son thème principal est le déracinement, l'abandon du pays dans lequel on est né, dans lequel on a grandi ?
Irena et Josef ont quitté Prague en 1969, après l'invasion des chars russes en Tchécoslovaquie. Elle, elle s'est installée à Paris, a épousé Martin, puis Gustav, après le décès de son premier mari. Lui, il a choisi le Danemark ; il est veuf. Après la chute du communisme et l'ouverture des pays de l'est, ils décident de retourner dans leur pays natal. A l'aéroport, ils se croisent ; elle le reconnait. Autrefois, à Prague, ils avaient failli s'aimer, failli seulement : « Elle en garda du regret, une plaie à jamais guérie ». Il lui laisse son numéro de téléphone, à l'hôtel où il compte descendre.
Fidèle à son habitude, Kundera introduit, entre les différentes scènes narratives du roman, des réflexions linguistiques, philosophiques, historiques ou encore littéraires qui vont venir éclairer l'histoire et ébranler la réflexion du lecteur. C'est ainsi qu'il commence par expliquer ce qu'est la nostalgie : « Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner ». Et puis toutes les langues y passent. Comment dit-on « nostalgie » dans toutes les langues ? le mot a-t-il la même signification dans toutes les langues ? c'est le latin qui va faire le lien entre la nostalgie et l'ignorance : « En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (…) dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l'ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin et je ne sais pas ce qui s'y passe ».
Voici donc ce que le roman se propose d'explorer : la souffrance causée par l'ignorance de ce qu'est devenu son pays.
Et puis vient une réflexion sur cette grande épopée du retour au pays : L'odyssée d'Homère. Ulysse souffre et cherche désespérément à retrouver son île, Ithaque et sa femme, Pénélope. Et c'est sous cet éclairage initial et puissant de la langue et des mythes que nous allons suivre les retrouvailles de nos deux tchèques de retour à Prague, la pauvre petite épopée humaine du retour au pays. Ils auront beaucoup de mal à renouer avec Prague, avec leur famille, avec leurs amis : ils sont confrontés finalement à la rupture et à l'ignorance que la distance a fini par établir entre eux et leurs racines. Les retrouvailles sont impossibles… En souffrent-ils pour autant ? C'est alors que Milan Kundera, philosophe de formation, s'en remet à l'évidence de la condition humaine : « Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est la voix qui nous invite au retour. Cette sentence a l'air d'une évidence, et pourtant elle est fausse. L'homme vieillit, la fin approche, chaque moment devient de plus en plus cher et il n'y a plus de temps à perdre avec des souvenirs. Il faut comprendre le paradoxe mathématique de la nostalgie : elle est le plus puissante dans la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout à fait insignifiant ».
Mais l'ignorance, c'est aussi ce que l'on ne sait pas des autres, ce que nous avons oublié d'eux, ce qu'ils ont oublié de nous : Irena fut amoureuse de Josef, à Prague, autrefois…. Lorsqu'elle le croise à l'aéroport, elle ne sait pas qu'il ne la reconnait pas, qu'il fait semblant de la reconnaître, parce qu'elle est jolie, parce qu'elle est dans la même situation que lui. Irena ne sait pas que son amie, Milada, a aimé Josef à en mourir, et que dans son suicide raté, elle a perdu son oreille gauche. Josef, lorsqu'il relit le journal intime de ses quinze ans, ne se souvient pas de Milada, il ne sait pas qu'elle a perdu son oreille pour lui. Et c'est ainsi que les personnages se croisent et se décroisent, sans se retrouver vraiment, ou alors, lorsqu'ils se retrouvent, c'est dans le malentendu, dans l'ignorance de l'autre. D'ailleurs, se sont-ils jamais connus ? dans « l'insoutenable légèreté de l'être » ? Et puis, qu'y a-t-il à retrouver, finalement ? Lorsque l'essentiel nous échappe, lorsqu'on se retrouve confronté à des bribes de mémoire, à des souvenirs déformés, à l'ignorance de soi et des autres…. Et pourtant, lorsque l'homme, dans toute sa dérision vient se fracasser contre Ulysse, le héros de la grande épopée du retour, c'est l'homme que Kundera sauve.
Comme d'habitude, on est face à l'écriture de Milan Kundera - je ne sais pas commenter ton écriture, Milan - c'est une écriture naturelle, fluide et claire : elle coule comme l'eau vive… Elle est sobre et sans fioriture… et chaque mot tombe comme un couperet, à sa juste place, implacable….. Mais tu écris de la poésie, Milan, tu écris ta terrible poésie, une poésie pleine de douleur et de tendresse : la poésie de l'homme.
Lorsque Josef quitte Irena, cette femme dont même le nom lui échappe, cette femme avec laquelle il vient de faire l'amour, lorsqu'il la quitte lâchement pendant qu'elle dort encore, Milan Kundera sait trouver les mots pour suggérer la lâcheté, la culpabilité…. Josef cherche à transcender sa laideur dans ce qu'il peut faire de plus délicat pour elle…. Délicatesse de la laideur des hommes. Horrible délicatesse. Et Milan – comment fais-tu ?– cette laideur de la lâcheté… tu la magnifies : tu as l'écriture du pardon, parce que c'est vrai, l'homme est « insoutenablement léger », c'est dans sa nature et : que celui qui n'est pas insoutenablement léger te jette la première pierre, Milan.
«Il mit toutes ses affaires dans la valise et jeta un coup d'œil circulaire dans la chambre pour ne rien oublier. Puis il s'assit à la table, et, sur une feuille de papier à en-tête de l'hôtel, il écrivit :
« Dors bien. La chambre est à toi jusqu'à demain midi…. » Il aurait voulu lui dire encore quelque chose de très tendre, mais en même temps il s'interdisait de lui laisser un seul mot faux. Finalement, il ajouta : « … ma sœur. »
Il posa la feuille sur le tapis à côté du lit pour être sûr qu'elle la voie.
Il prit le carton portant l'inscription : ne pas déranger, don't disturb ; en sortant, il se retourna encore sur elle qui dormait et, dans le couloir, il suspendit le carton à la poignée de la porte qu'il ferma sans bruit.
Dans le hall, de partout, il entendait parler tchèque et c'était de nouveau, monotone et désagréablement blasée, une langue inconnue.
En réglant sa note, il dit : « une dame est restée dans ma chambre. Elle partira plus tard. » Et pour être sûr que personne ne jetterait sur elle un regard méchant, il posa devant la réceptionniste un billet de cinq cents couronnes.
Il prit un taxi et partit pour l'aéroport. C'était déjà le soir. L'avion s'envola vers un ciel noir, puis s'enfonça dans les nuages. Après quelques minutes, le ciel s'ouvrit, paisible et amical, parsemé d'étoiles. En regardant par le hublot, il vit, au fond du ciel, une clôture basse en bois et, devant une maison en brique, un sapin svelte tel un bras levé. »
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