Irène Némirovsky : La proie… Quand le lecteur devient la proie d’un livre !
Quel bonheur
d’avoir découvert cette fabuleuse écrivaine : Irène Némirosvky… Si j’ai
hésité à mettre le bal dans cette catégorie (pour une très mauvaise
raison !), ici, point d’hésitation : la proie, parue chez
Albin Michel en 1938, est véritablement un grand roman, un roman comme on n’en
fait plus et c’est bien dommage ! Un roman très XIXème siècle… comme on
les aime tant ! A la croisée de Stendhal et de Balzac…
En effet, Jean-Luc
Daguerne est une sorte de Julien Sorel des années 30. Ambitieux, énergique,
originaire d’une famille bourgeoise devenue modeste du fait de la maladie d’un
père qui ne travaille plus et attend la mort en lisant dans son fauteuil au
coin du feu… notre héros rêve de réussite aux plus hauts sommets… par là, il
rejoint aussi Rastignac : il observe, écoute… le monde, la nature humaine,
tire des leçons, s’appuie sur les conseils de l’un et de l’autre : son
but : parvenir à tout prix.
Mais regardons un
peu comment Irène Némirovsky s’est emparée d’un personnage et de thèmes
désormais canoniques dans la littérature (l’apprentissage de la vie, la perte
des illusions de la jeunesse) pour les traiter d’une manière particulière, et finalement
assez différente d’un Balzac, d’un Stendhal, ou d’un Flaubert. Car Irène Némirovsky, derrière
une écriture apparemment sèche et dépouillée, cache un tempérament et un regard
assez romantique sur le monde : on retrouve dans la Proie une
dimension tragique finalement assez exacerbée et davantage estompée - et peut-être
aussi plus acide – chez nos écrivains réalistes.
Au départ, donc,
Jean-Luc Daguerne est un jeune homme assez pur, même s’il délaisse son père,
malade, pour des rêves de grandeur… En effet, il ne réfléchit pas véritablement
aux moyens à mettre en œuvre pour parvenir : il vit de petits boulots et
fréquente en secret Edith Sarlat, fille d’un richissime banquier… Cependant,
c’est un véritable amour qu’il éprouve pour elle. Il ne la touche pas, même
s’il en meurt d’envie… Il veut se marier avec elle, avant de la posséder.
Cependant, bien vite, la réalité va venir détruire cet idéalisme : Edith
doit épouser le fils Bolchère, issu d’une richissime famille d’entrepreneurs. Et
ce n’est même pas de la bouche de cette dernière que Jean-Luc l’apprend. Ecœuré
par cette trahison, par ce double jeu de sa bien-aimée, il veut la posséder…
puis de la rejeter : il veut la faire souffrir comme il souffre, lui.
A son grand
étonnement, la jeune fille cède très facilement et devient alors la proie d’une
passion charnelle dont elle ne peut désormais plus se passer. C’est alors que
Jean-Luc finit de l’aimer et décide de l’utiliser pour parvenir. Il lui fait un
enfant et accule la famille Sarlat au mariage. Cependant, c’est un bien mauvais
calcul… Le père Sarlat, furieux, déshérite sa fille, et use de ses relations
pour empêcher l’ascension sociale de Jean-Luc… Le couple vit modestement :
bientôt, la rancœur et le désamour s’installent entre eux. L’enfant naît en
pleine tourmente : la crise des années 30 affecte durement le père Sarlat
qui n’hésite pas à se lancer dans des malversations financières, mais qui
finalement ne sera pas soutenu par ses relations politiques. Le scandale
éclate : le père Sarlat, ruiné, se suicide.
Désormais, c’est
plus dur que jamais pour Jean-Luc : il traîne comme un fardeau sa femme,
son fils… qui entravent ses ambitions. Il se désintéresse totalement d’eux pour
se consacrer au service de Calixte-Langon, le brillantissime homme politique
qui a aussi causé la ruine du père Sarlat… au passage, il trahira son meilleur
ami – ou plutôt, refusera couardement de lui venir en aide – ce dernier sera
finalement emprisonné pour quelques faux signés afin de louer une chambre
honorable pour y rencontrer sa maîtresse.
Et notre Jean-Luc
parviendra ! Oui, il fréquentera le beau monde, il sera invité dans tous
les diners, il roulera dans une superbe voiture, tout en restant cependant le
secrétaire, le sous-fifre de Langon. Mais c’est alors qu’une grave crise
existentielle frappe notre héros. A 30 ans, il ne supporte plus sa femme qui le
trompe avec Langon, n’éprouve rien pour son fils… et tombe amoureux de Marie,
la maîtresse de son meilleur ami, emprisonné. Un amour non partagé qui l’entraînera
à sa perte.
La construction du
roman suit donc une courbe assez classique que j’ai plus ou moins
détaillée : ascension, puis descente aux enfers d’un arriviste. Quelle est
donc l’originalité de la proie ?
D’abord,
contrairement aux romans qui traitent de ce thème, l’accent est davantage mis
ici sur les états d’âme du héros… ce n’est pas la société qui le broie, ce sont
ses propres démons intérieurs. Et toute l’œuvre est finalement axée sur le
thème de l’ « inaccessible étoile ». Lorsqu’on a l’amour, on
veut la réussite et on se désintéresse de l’amour… lorsqu’on a la réussite, on veut
l’amour et on finit par se désintéresser de la réussite : l’éternelle
insatisfaction de l’homme est ici brillamment mise en exergue.
Et une question. Qu’est-ce
que réussir ? De manière fragmentée, Irène Némirovsky offre plusieurs portraits
qui se font écho – celui de Dourdan, l’ami de Jean-Luc, de Marie, d’Edith, de
José... - bref, tous les personnages et leur cheminement vers ce qu’ils croient
être la réussite sont autant de déclinaisons de cette question qui débouche la
plupart du temps sur une tragédie intime plus ou moins dévoilée. Mais c’est
véritablement l’âme et les agissements de Jean-Luc qui servent de guide à l’ensemble
et éclairent ceux des autres. Le tout dans une écriture égale et dépouillé, qui
semble ne pas prendre de position… Irène Némirovky évoque sur le même ton les
souffrances intimes de son personnage, son abjection, ses accès d’orgueil démesuré,
ses pensées qu’elles soient pures ou impures.
Ainsi, qu’est-ce
que réussir ? Le mot a-t-il un sens lorsqu’on le considère du point
de vue de celui qui trace son chemin ? Il est clair que Jean-Luc n’a rien
réussi : il a passé sa vie à servir de valet à des hommes eux-mêmes
médiocres, mais qui pouvaient servir de levier pour sa carrière, à se compromettre
dans des intrigues où le seul objectif est de ruiner son adversaire, à se battre
dans un monde où seule la trahison et la bassesse sont de rigueur. Pour
finalement se rabattre vers cet autre idéal humiliant et inaccessible qu’est la
conquête de l’amour d’une femme qui en aime un autre : la proie, c’est
l’histoire effroyable de tous les leurres dont nous sommes victimes…
C’est aussi une
magnifique analyse du sentiment amoureux où l’orgueil et le narcissisme sont
finalement le maître mot.
« Entre eux, il y avait une
entente des corps, du sang, mais ils étaient ennemis. Ils jouaient au plus
fort, au plus fin ; chacun d’eux voulait duper l’autre ; chacun d’eux
refuserait désormais la contrition et l’humilité de l’amour. »
Je trouve cette
phrase magnifique. Elle illustre parfaitement ce que la plupart des gens prennent
pour l’amour de l’autre… mais qui n’est finalement que l’amour de soi qu’on
veut à tout prix contempler dans le regard de l’autre. Car le véritable amour
demande effectivement contrition et humilité vis-à-vis de l’autre. Mais
Jean-Luc n’est jamais humble devant la femme qu’il « aime ». Il est
prêt à lui faire du chantage pour qu’elle cède : ce qui l’intéresse, c’est
la conquête, c’est l’amour de l’autre… pas le sien. Il veut conquérir et
posséder… et comme Edith, Marie l’aurait sans doute lassé si elle avait cédé.
Mais elle ne cède pas. Elle refuse son argent, la vie en or qu’il lui offre… et
cette indifférence dans son regard le rend fou… le fait souffrir comme une
bête. De tous les côtés, nous sommes face à la dérision de nos sentiments qui
peuvent parfois nous grandir… qui souvent nous leurrent et nous avilissent.
Jean-Luc est un de ces héros pathétiques qui se débattent dans des illusions
qui l’aveuglent à chaque fois… jusqu’au bout.
Le véritable
amour, sans doute l’a-t-il connu, lorsque toute sa foi était tournée vers Edith…
Mais l’insupportable trahison a blessé son orgueil. De cette blessure, il ne se
remettra jamais. L’orgueil blessé, c’est sans doute dans cette pathétique
vérité que se termine tout amour. C’est ce qui fait la beauté fragile et
éphémère de ce sentiment aveuglant : le jour où je n’ai plus vu l’amour
dans tes yeux, le jour où tu as voulu jouer avec moi, je t’ai haï, j’ai
souffert… et j’ai voulu te faire souffrir aussi. Et puis, je ne t’ai plus aimé.
D’ailleurs, je ne sais si beaucoup de monde est capable de cette humilité
nécessaire à l’amour, de cette humilité qui fait taire l’orgueil.
Mais l’orgueil, c’est
aussi ce qui nous assassine : et c’est ainsi que tous, nous sommes la
proie de nous-mêmes, tiraillés entre cet élan pur et généreux qui nous pousse à
vouloir tout offrir de nous à quelqu’un et cet autre sentiment qu’est le
terrible orgueil, tout entier tourné vers notre ego blessé, qui refuse de donner
à quelqu’un qui ne sait pas toujours nous prendre comme on le voudrait.
Voici donc tout ce
que contient ce magnifique roman d’Irène Némirovsky : la proie,
dont l’intérêt est sans doute moins la peinture d’une société que Balzac a déjà
réalisée, mais bien davantage le héros et ce qui le meut… Par là, l’auteure se
rapproche davantage de Stendhal… mais le regard qu’elle pose sur son personnage
n’a pas vraiment cette tendresse ironique propre à ce dernier… le regard de
Némirovsky est beaucoup moins teinté de sentiments personnels. Elle ne défend
ni n’accuse Jean-Luc. Elle ne le masque jamais de son propre point de vue. C’est
un regard lucide, qui offre à voir…
Irène Némirovsky
est sans aucun doute une écrivaine majeure du XXème siècle, assassinée en 1942
à Auschwitz : elle n’avait pas 40 ans.
Il est heureux de
voir ses œuvres désormais récompensées de manière posthume : en 2004, elle
a en effet reçu le prix Renaudot pour Suite Française, considérée comme
son plus pur chef d’œuvre.
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