LECTURES VAGABONDES

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Ma Jian : Nouilles chinoises / une inoubliable saveur de Chine.


Par quel bout vais-je attaquer ce plat de Nouilles Chinoises savamment orchestré par Ma Jian ?

Par la première bouchée ! Pardi ! Beijing 1990 : un écrivain et un donneur de sang professionnels se retrouvent régulièrement pour déjeuner et discuter dans un petit restaurant de quartier. Le premier est plutôt pauvre et insatisfait de son sort : le parti lui commande d'écrire la biographie de Lei Feng, un soldat ordinaire sacrifiant sa vie à la cause révolutionnaire : cependant, ce travail ne l'intéresse pas. Son rêve est d'écrire un roman qui parlerait des gens qu'il croise tous les jours. Le second est davantage satisfait de son sort : il ne se pose pas de questions et s'enrichit sacrément en vendant son sang à des entreprises chinoises. Deux personnages qui d'emblée posent la problématique du roman : quels sont les repères humains, culturels et sociaux de cette Chine déchirée entre deux systèmes idéologiques contradictoires ? Le communisme et la « Politique d'Ouverture » au capitalisme le plus effréné ?

Mais nous quittons vite ces deux personnages pour en découvrir d'autres à travers des chapitres qui pourraient aussi bien se lire comme autant de nouvelles individuelles et indépendantes. Nous entrons donc dans la vie tout d'abord de « l'évanouisseur » : un petit futé qui a eu l'idée géniale d'acheter un four crématoire pour procéder aux incinérations des personnes décédées : ouverture - sur un ton bien cynique - aux valeurs du capitalisme et à la concurrence, en l'occurrence, des incinérateurs d'Etat. L'évanouisseur gagne très bien sa vie ! Les affaires tournent et les statistiques sont bonnes.

Ensuite, on augmente d'un dièse dans le grinçant.  « L'actrice ou le suicide » : histoire d'une comédienne qui passe son temps à incarner les héroïnes révolutionnaires à l'apogée de la Révolution Culturelle. Eprise de son métier, elle se sacrifie totalement à lui. Elle décide d'écrire sa propre pièce qui se termine… par son propre suicide : un vrai suicide en direct, sur scène : c'est un tigre qui la dévore crue et vivante. Fichtre ! La billetterie explose !

Et puis, ainsi, d'autres personnages prisonniers de cette incohérence idéologique qui tiraille le passé et le présent des chinois. « Le possesseur ou le possédé » (on soulignera au passage le double titre sciemment choisi par Ma Jian), « l'écrivain public ou le sac en plastique dans les airs », «l'abandonneur ou l'abandonnée », et enfin, « le chien insouciant ou le témoin ».

Autant de vies, donc, de drames intimes, à lire individuellement. Individuellement ? Est-ce à dire que l'homme est donc seul face à son désespoir ? Oui ! Certes ! C'est la sensation qui ressort de la lecture de ce livre. Mais en même temps, toutes ces vies se croisent et se décroisent de manière ténue, se côtoient, ne sont pas isolées ! Elles sont d'ailleurs les multiples facettes de ce roman idéal imaginé par l'écrivain professionnel. Mais certes, l'impact de l'un sur la vie de l'autre est bien dérisoire et superficiel : finalement, tous ces personnages sont tragiquement seuls. Doit-on interpréter cela comme un regret du communisme après une entrée en matière nettement critique sur les valeurs concurrentielles du capitalisme ? Pas du tout ! Point d'apologie d'aucun système, d'aucune idéologie dans ce roman ! Ainsi peut-on lire dans « l'actrice ou le suicide » :

« Nous avons grandi dans un vide spirituel, coupés du reste du monde. Une génération perdue. Quand le pays a commencé à s'ouvrir, nous avons été les premiers à tomber. La culture étrangère est la seule religion maintenant, mais nous n'avons aucun moyen de la comprendre, ou d'apprécier sa valeur. Un demi-siècle a passé et soudain nous nous retrouvons dans la forêt de la vie moderne sans carte ni boussole. Comment une société abrutie par la dictature peut-elle trouver son chemin dans le monde moderne ? Nous sommes incapables de penser par nous-mêmes, nous n'avons pas de points de repère, nous sommes égarés, nous avons perdu pied. Nous affichons une arrogance superficielle pour cacher la piètre estime que nous avons de nous-mêmes».

Voilà qui est dit et envoyé !

Cependant, il ne faudrait pas réduire ce roman à une simple dimension sociale ou politique car il donne à voir et à lire avant tout des individus. Des individus pathétiques, dérisoires, perdus. Des individus qui touchent à l'universel. Que penser de ce directeur de revue littéraire qui passe son temps à se servir de son poste pour forniquer avec des aspirantes écrivaines jusqu'au jour où il se fait damner le pion par son insignifiante épouse ? 

Mais surtout ô merveille ! L'histoire de l'écrivain public ! Cet homme qui fait vivre par l'écriture et vit par procuration toutes les histoires passionnelles des autres ! Il finit donc par logiquement tomber amoureux de Hi Hui, une jeune femme pour laquelle il a écrit tant de lettres qu'il a l'impression de la connaître et de lui avoir toujours parlé ! Car son client lui a fait écrire toute une histoire… depuis la déclaration d'amour enflammée jusqu'à la lettre de rupture finale. Mais la belle Chi Hui n'est autre que l'actrice qui se suicide sur scène ! Un amour impossible, une mauvaise adresse ! Pathétique, dérisoire, tragique, grotesque ! Notre écrivain public est une sorte de Jésus-Christ rédempteur de la laideur de l'âme humaine : parce qu'il donne sa voix géniale à la médiocrité des autres, il est humainement celui qui paye pour eux. Il est le seul qui sache traduire « trahison » par « sacrifice » et y mettre ce supplément d'âme qui fait qu'il est le seul à être dupe de sa propre écriture ! Je ne puis m'empêcher de citer ce magnifique passage : « Ce stylo à encre vous a écrit pendant 7 ans. Il me comprend, il me pardonne. Vous pouvez lui demander ce que vous voulez, si vous avez le moindre doute sur mon amour pour vous. » Quel plus bel éloge peut-on faire à l'écrivain ? A mi-chemin entre la sincérité et le mensonge : cette naïve duplicité de l'écriture !

Bref, un roman extraordinaire… à la fois terriblement individualiste et terriblement collectif. Terriblement désespéré et terriblement cynique. Car que dire de cette écriture noire de Jian ? Toujours à jouer avec les frontières de l'absurde, de l'incongru avec l'air de ne pas y toucher ! Mais après tout, lorsqu'un pays sort d'un système qui égalise tout, n'est-il pas normal d'abolir la normalité ? Ou de la restaurer, plutôt ! Car si je lis l'histoire de « l'abandonneur ou l'abandonnée », je découvre un père soumis à la politique de l'enfant unique, qui ne sait quelle méthode adopter pour abandonner sa fille, handicapée mentale, car notre homme, un peu rustre, voudrait bien avoir un fils intellectuellement normal. Cependant, où est l'humanité ? Chez ce père indigne ou dans une politique gestionnaire de l'humain jusqu'à l'inhumain ?

Ainsi, je cite : « Avant d'abandonner sa fille aînée, il lui donnait toujours un somnifère, craignant que si elle restait éveillée, elle ne s'étouffe dans ses larmes, ou que ses cris n'attirent une bande de loups »… Oui, le père cherche à abandonner sa fille sur les routes et espère qu'une bonne âme la recueille ! Mais de terminer ainsi, dans cette note d'espoir en l'humanité : « Mais dès que quelqu'un faisait mine de s'emparer de cet « objet perdu », il bondissait sur ses pieds et se précipitait pour la prendre dans ses bras. Dans cette ville, il devint l'unique protecteur de l'enfant demeurée. »

Ainsi, l'écriture de Jian est-elle à la fois froide et cynique, mais également capable de traduire toutes les failles et les désarrois de l'âme humaine. Une écriture d'une justesse incisive… à la fois compatissante et sans pitié. Une écriture que j'aime et admire au plus haut point !

Nouilles chinoises n'a donc qu'un seul défaut : 220 pages. C'est trop court ! 



19/03/2009
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