LECTURES VAGABONDES

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Annie Ernaux : je ne suis pas sortie de ma nuit /Alzheimer en pleine lumière.


                Désormais, la maladie d'Alzheimer fait l'objet d'un grand plan de santé gouvernemental car effectivement, elle nous guette tous. Nous avons la chance d'espérer vivre plus longtemps que nos parents et nos grands-parents… mais à quel prix ? Dans ma famille proche, une personne en est atteinte. Je sais que la prise de certains médicaments psychiatriques – neuroleptiques, antidépresseurs, anxiolytiques – peuvent la favoriser, à terme. Alors, lorsqu'on lit le très beau roman d'Annie Ernaux : Je ne suis pas sortie de ma nuit, paru en 1997 aux éditions Gallimard, on crève de trouille, on veut arrêter l'emprise du temps sur nos si fragiles cellules…

                Je ne suis pas sortie de ma nuit n'est autre que la publication du journal qu'a tenu Annie Ernaux entre décembre 1983 et avril 1986, journal qui rend compte de la dégradation de sa mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. Le lecteur est invité à suivre, mois après mois, l'évolution macabre de la maladie sur la femme que fut la mère d'Annie Ernaux mais aussi le ressenti de cette dernière face à l'accroissement des marques de la sénilité sur l'un des êtres les plus proches d'elle.

                Je dois avouer que ce roman est un véritable coup de poing pour le lecteur qui referme le livre avec le sentiment, non pas d'avoir été plongé dans un univers virtuel et fictif, mais d'avoir vécu et partagé réellement l'expérience d'Annie Ernaux qui sait comment utiliser l'écriture pour sortir les tripes de la vie.

                La force du roman tient d'abord à la beauté de l'écriture d'Annie Ernaux qui ne s'apitoie jamais sur le sort de sa mère. Certes, il y a de la douleur, de la peur, de la fatigue, parfois, un certain renoncement dans le regard qu'Annie Ernaux porte sur celle-ci, mais jamais ces choses-là ne sont dites clairement. Elles transparaissent à travers le puzzle reconstitué des jours et des mois qui se succèdent, chaque jour constituant une pièce supplémentaire dans le cheminement de la maladie et la dégradation de la malade. Les phrases sont courtes ; elles font le diagnostic de la journée : ce qu'Annie a vu aujourd'hui, ce que sa mère a fait, ce qu'elles ont fait ensemble…  Et puis, il y a les autres, aussi : les pensionnaires de la maison de retraite. Toutes se ressemblent et forment un tableau terrifiant et pathétique de la sénilité ; impression de pénétrer dans un autre monde, un monde qui serait un peu à part de la société, un monde qui n'a plus vraiment un aspect humain… ça sent la merde, ça n'est plus tout à fait cohérent, c'est laid à se demander si ça n'est pas un ramassis de créatures sorties d'un film de Romero.

« Elle est encore plus rétrécie, hagarde. On ne lui a mis que son tablier ouvert par-derrière, découvrant son dos, ses fesses, la culotte en résille. Il fait un soleil magnifique à travers les vitres à double vitrage. (…) La petite vieille a voulu aller aux chiottes, sur ses jambes minuscules, tortes, toujours glapissante. »

Par ailleurs, l'évocation de l'évolution de la maladie d'Alzheimer est d'autant plus saisissante que la malade est une femme. Une femme dont le visage se déforme, qui passe son temps à se mâchouiller les lèvres perdues entre un nez et un menton qui pendouillent, une femme toujours déshabillée, en robe d'hôpital avec des couches au cul, qui pue la merde de plus en plus souvent, qui crie, qui ne sait plus, qui ne saura jamais plus… Image tellement incompatible avec une certaine idée de la femme et de la féminité associées à la grâce, à la beauté, à l'élégance, au raffinement, aux doux parfums sensuels et enivrants.

Alors, pour mieux confronter la femme et la vieille qu'est devenue sa mère, Annie Ernaux restitue quelques souvenirs, discrets mais efficaces, distillés sous la forme d'images-flash qui font ressurgir une silhouette solide et féminine, un peu brute et brutale : celle de sa mère, avant. Ainsi, le passé et le présent s'entrechoquent, finissent par jurer ensemble : même si Annie Ernaux sait qu'il s'agit de la même femme, le travail du temps qui ruine et dégrade toute chose transforme tellement une personne qu'elle finit par avoir des visages radicalement différents selon les années, des visages sans lien entre eux. Quelle continuité y a-t-il entre cette femme imposante qui n'hésitait pas à gifler sa fille quand elle estimait que celle-ci déviait du droit chemin et cette vieille incohérente et ratatinée qu'Annie Ernaux conseille et rassure comme s'il s'agissait d'une enfant sans repère ?

Et c'est ainsi qu'Annie Ernaux médite aussi sur le temps qui passe sur les choses et les êtres, le temps qui les travaille au corps et finit par les emporter dans la plus totale indifférence. Alors, sans doute, ce désir en elle de publier ce journal intime, afin de fixer pour toujours un peu de l'être dérisoire qu'est devenue sa mère - l'héroïne d'Une femme, roman qui s'impose dans l'esprit du lecteur en contrepoint de celui-ci – ravagée par la maladie d'Alzheimer.

De quoi aussi nous terrifier et mettre un peu en lumière cette vieillesse qu'on méprise dans nos sociétés : pesants, honteux, inutiles, les vieux finissent leurs jours à l'écart, dans des maisons de retraite languissantes qui puent l'urine et le désinfectant. Jusqu'au jour où indifféremment, la roue va m'emporter là, moi aussi. Et ce jour arrivera et passera. Oui, un jour, le soleil se lèvera, comme tous les autres jours, mais ce sera sans moi. Ça fait peur, ce contraste entre cette indifférence des choses et la manière tragique dont on les ressent. 

(…) la pendule d'argent qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends – qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend. (Jacques Brel, Les vieux)

 



23/02/2013
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