Tom Rob Smith : Enfant 44 /Number one !
Des bancs ombragés des jardins des palais de Sintra à l’immense plage naturiste de l’île sauvage de Tavira en passant par les ruelles fraîches du vieux Lisbonne, là où tout est luxe, calme et volupté, ce roman – Enfant 44 écrit par Tom Rob Smith en 2009 et paru aux éditions Belfond – m’aura accompagné comme un coup de poing pendant quelques jours de vacances. C’est ainsi que j’ai vogué avec délices entre les douceurs portugaises et les horreurs du régime stalinien dans la rudesse de l’hiver soviétique.
Tout commence en 1993. Famine sans précédent en Ukraine. Un enfant, Pavel, disparaît dans la forêt alors qu’il était en train de chasser un chat malingre. Son frère, Andreï, ne se remettra jamais de cette disparition.
Vingt ans plus tard, en 1953, Léo Démidov est chargé d’enquêter sur la mort d’un enfant survenue à Moscou, sur les rails de chemin de fer. Enfin ! Quand on dit « enquêter », il faut comprendre « classer l’affaire », car en Union Soviétique, il n’y a pas de crimes, tant la société est parfaite. L’enfant a été renversé par le train ; c’est un accident. Léo est officier du MGB, la police secrète chargée du contre-espionnage. Métier difficile et risqué s’il en est, surtout à l’époque stalinienne où on est très vite soupçonné de trahison. A ce titre, il doit également retrouver Brodsky, un vétérinaire soupçonné d’espionnage. Il s’acquitte de ces deux tâches avec une grande conscience professionnelle. Cependant, Brodsky, interrogé, livre le nom de Raïssa comme complice. Or, Raïssa est l’épouse de Léo, une épouse que Léo refuse de désigner comme coupable de trahison envers l’Etat. Pour avoir osé douter de la culpabilité d’un suspect, et donc de l’efficacité du système de renseignement, Léo est rétrogradé à Vouaslk – dans l’Oural - dans la milice, au poste le plus bas. Là-bas, il est chargé de classer l’affaire d’un meurtre d’enfant effectué dans des circonstances similaires à celui de Moscou. Le doute s’installe donc dans l’esprit de Léo qui songe à traquer un serial killer, spécimen inconnu en URSS car produit de la culture capitaliste. Par ailleurs, Léo commence à penser que Brodsky était innocent, que sa déposition a été trafiquée par Vassili, son adjoint ambitieux et haineux, afin de tracasser Léo et sa famille. Bref, Léo doute du système, de la thèse selon laquelle les services de renseignement sont infaillibles, les suspects, forcément coupables et le régime, incapable de générer des meurtriers. Avec son supérieur Nesterov, il se lance dans une traque implacable au terme de laquelle il découvrira une vérité horrible qui le renverra 20 années auparavant, dans cette petite région d’Ukraine affamée.
Une fois n’est pas coutume, je me refuse de trop en dire sur l’enquête de Léo, sur la vérité qu’il découvrira, afin de ne pas déflorer un suspense implacable et dense qui prend le lecteur dès la première page et ne le lâche guère… jusqu’au bout, rebondissements, bifurcations de l’enquête, nouveaux obstacles, surgissent de manière passionnante et inattendue. Le final ? Imprévisible pendant longtemps, il s’avère être tragique au plus haut point. Cependant, si l’intrigue est rudement bien ficelée et menée, elle n’est pas le seul point de perfection du roman.
En effet, Enfant 44, c’est l’histoire d’une descente aux enfers et d’une rédemption, celle de Léo, officier zélé du MGB, police secrète chargée du contre-espionnage en Union Soviétique. A ce titre, Léo a à son actif des centaines et des centaines d’arrestations et d’interrogatoires qui se terminent irrémédiablement par la condamnation et l’exécution du suspect. Le système est en effet considéré comme infaillible et dès lors qu’un individu est soupçonné, ce ne peut être à tort. Cependant, le doute va s’immiscer dans l’esprit de Léo et ce seul doute va initier sa descente aux enfers : d’abord rétrogradé en Oural, puis condamné aux travaux forcés dans un goulag, Léo ne cessera cependant de chercher et de poursuivre celui qui tue et dépèce des enfants dans les forêts de l’Union soviétique. C’est seulement à ce prix que son esprit retrouvera la paix : découvrir la vérité, mener une enquête digne de ce nom. A ce titre, Tom Rob Smith embarque le lecteur dans l’horreur absurde des pratiques policières du régime soviétique, horreurs faites d’interrogatoires rudes au cours desquels la torture est pratiquée, horreurs faites d’exécutions qui ne font qu’entériner une condamnation décrétée au moment de l’arrestation, horreurs faites de dénonciations lancées à l’aveugle et qui débouchent sur des purges de grande ampleur. A toutes les pages, le lecteur est happé par l’horreur de ces pratiques et le climat de terreur, très bien restitué, qui accompagnent ces dernières, au point qu’on se demande si Tom Rob Smith ne verse pas dans l’anticommunisme primaire : était-il possible de vivre ainsi dans le déni perpétuel de soi, déni nécessaire si vous vouliez avoir à peu près la paix… en priant pour que jamais un suspect interrogé ne livre votre nom au hasard sous la torture ? En tout état de cause, Tom Rob Smith nous fait frissonner : la rudesse glacée et désolée des hivers soviétiques, la misère et la promiscuité qui règnent dans les familles d’ouvriers déportés dans l’Oural, de paysans des kolkhozes, la barbarie des rapports humains, voilà pour l’ambiance générale dans laquelle on est plongé avec brio.
Cette quête de la rédemption est doublée d’une course vers l’amour dans un premier temps, et vers les origines, dans un second temps. En effet, si Léo a épousé la belle Raïssa, ce n’est que parce que cette dernière avait peur de le repousser et d’encourir une vengeance : agent du MGB, Léo a en effet de pouvoir de créer des ennuis à ses ennemis. Lorsqu’il est destitué, la jeune femme lui balance la vérité au visage : elle ne l’a jamais aimé. Cependant, en partageant l’enquête de son mari, et en découvrant celui qu’il est profondément, elle finira par l’aimer et par lui confier ses secrets. Quant aux retrouvailles de Léo avec le passé, je ne piperai mot sous peine de déflorer un sujet que peut être certains d’entre vous auront l’envie d’explorer.
Enfin, s’il faut souligner l’immense brio avec lequel l’intrigue est ménagée dans une ambiance saisissante, je terminerai par évoquer aussi la densité des personnages présentés : Léo, Raïssa, Nesterov, Vassili, tous ces personnages ont une part d’ombre et de lumière qui les rend par moment inquiétants, par moment attachants. Et puis, il y a tous ces personnages secondaires que Tom Rob Smith fait surgir à des endroits stratégiques du roman, que le lecteur suit pendant les quelques pages au cours desquelles ils sont au premier plan… suffisamment pour que le lecteur s’attache à eux et se désole de leur mort : Petya, le jeune enfant qui collectionne les timbres et qui se laisse embarquer par un inconnu dans la forêt, Mikhaïl Zinoviev, l’ami de Brodsky, exécuté par Vassili car soupçonné de collaboration avec un traître, sans compter… le tueur ! Un personnage dont le lecteur découvre peu à peu la face lumineuse.
Bref, avec Enfant 44, Tom Rob Smith nous livre un chef d’œuvre du thriller horrifique composé d’une double traque : celle de Léo face au meurtrier d’enfants, celle des autorités face à Léo. Le tout est parfaitement orchestré et plonge le lecteur dans un climat de terreur inhumaine qui prend vraiment les tripes.
A coup sûr, Enfant 44 est la lecture phare de ces vacances. Et je ne l’ai pas appréciée seulement parce que je suis dans plongée dans les douceurs lusitaniennes ! Même chez moi, dans la grisaille du plat pays, j’aurais été ravie. A lire donc, n’importe où, n’importe quand, mais de toute urgence !
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