Philippe Claudel : La petite fille de Monsieur Linh… petit… petit ? Par la taille seulement !
Avec ce très court roman de Philippe Claudel, la petite fille de Monsieur Linh, paru en 2005 aux éditions Stock, nous plongeons pour une heure et demie au cœur d’une émotion qui nous prend à la gorge dès la première page et ne nous quitte que plusieurs minutes après la dernière ligne.
C’est l’histoire d’un très vieil homme, Monsieur Linh, qui a tout perdu dans une guerre qui dévaste son pays (on suppose que c’est le Vietnam). Il embarque avec, dans les bras, un maigre baluchon et sa petite fille, Sang Diu, pour un pays d’accueil (on suppose qu’il s’agit de la France) où il est d’abord placé dans un dortoir. Tous les jours, il sort faire une promenade dans la ville inconnue. Bientôt, il rencontre un autre vieil homme, veuf depuis deux mois : Monsieur Bark, pour lequel il se prend d’amitié, même s’il ne comprend rien à ce qu’il raconte : le gros bonhomme est son seul réconfort dans cet univers étranger et hostile qu’est pour lui celui d’une ville occidentale.
« C’est un vieil homme
debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un
nouveau-né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme se nomme Monsieur
Linh. Il est seul désormais à savoir qu’il s’appelle ainsi.
Debout à la poupe du bateau, il
voit s’éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts, tandis que
dans ses bras l’enfant dort. Le pays s’éloigne, devient infiniment petit, et
Monsieur Linh le regarde disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le
vent qui souffle et le chahute comme une marionnette. »
C’est ainsi que débute le roman… par une plongée au cœur de la solitude d’un vieil homme qui a tout perdu, auquel on a tout arraché, même son pays… tout sauf sa petite fille. Cependant, très vite, le lecteur est interpelé par le mutisme constant de l’enfant… et puis, tout le monde se moque de Monsieur Linh : pourquoi ? Vers la moitié du roman, le lecteur n’a plus de doute, même si Claudel ne révèle qu’à la fin que…. Sang Diu n’est pas sa petite fille… et suggère que cette dernière a été tuée par la bombe qui a décimé tous ceux qui travaillaient à la rizière, ce jour-là. Sang Diu, c’est la poupée de la petite fille… que Monsieur Linh cajole comme une enfant… qu’il prend pour sa petite fille, tant la douleur lui a fait perdre la raison.
Pourtant, Monsieur Linh n’est pas malheureux : il sourit tout le temps, et les moments passés avec Monsieur Bark sont un vrai bonheur. Il se souvient de son pays aux rizières vertes, aux maisons sur pilotis. Non, il n’est pas malheureux… il est juste un peu seul, il est juste un peu terrorisé lorsque, dans le dortoir, des enfants veulent lui prendre sa petite fille, lorsque, dans le dortoir, des hommes crient fort. Juste un peu perdu lorsqu’au bout de quelques temps, on le place dans un « château » qui n’est autre qu’un hôpital psychiatrique pour personnes séniles. Juste un peu seul lorsqu’il se perd dans la ville à la recherche de son ami Bark et que sa pantoufle se déchire dans la plaque d’un égout à l’eau croupissante.
C’est donc en utilisant un point de vue ambigu que Claudel réussit à faire passer toute l’émotion liée au personnage de Monsieur Linh : point de vue à la fois interne au vieil homme et extérieur. Ce n’est qu’à la fin qu’il utilise le point de vue de Monsieur Bark, pour la chute, là encore, pathétique, du roman.
De manière moins prononcée que dans les âmes grises ou dans le rapport de Brodeck, on retrouve la thématique de la culpabilité : en effet, Monsieur Bark autrefois, fut soldat dans le pays de Monsieur Linh ; il a fait la guerre contre son peuple, il a tué des innocents avec le fusil qu’on lui a mis entre les mains. Et Monsieur Bark pleure… et Monsieur Linh lui pose la main sur l’épaule : il ne supporte pas de voir son ami pleurer. C’est qu’il ne comprend pas un traitre mot de ce qu’il raconte !
Quoiqu’il en soit, Philippe Claudel nous a encore une fois pondu un chef d’œuvre où l’on trouve, habilement mêlés, les thèmes de la guerre, du déracinement, de la solitude, de l’indifférence du monde urbain, du silence et du langage, de la cruauté et de l’amitié, de l’orient et de l’occident, de la vieillesse et de l’enfance, le tout mené de main de maître dans un registre pathétique, registre le plus difficile, selon moi, à maîtriser convenablement car on a vite fait de sombrer dans le larmoyant, le grandiloquent, le truc qui finit par faire plus rire que pleurer. Ici, point de surcharge… impression de naturel, chaque mot à sa place… rien à dire… et puisque j’ai parlé au début de la première et de la dernière page, voici donc, les dernières lignes du roman… entre deux, c’est du même tonneau : parfait.
« Les secours arrivent,
s’affairent autour du blessé qu’ils placent sur un brancard avec d’infinies
précautions. Le vieil homme ne semble pas souffrir. Les brancardiers l’emmènent
vers l’ambulance. Monsieur Bark lui tient la main tout en lui parlant. C’est le
début d’un très beau printemps. Le tout début. Le vieil homme regarde son ami,
lui sourit. Il serre la jolie poupée dans ses bras maigres, il la serre comme
si sa vie en dépendait, il la serre comme il serrerait une vraie petite fille,
silencieuse, tranquille et éternelle, une petite fille de l’aube et de
l’orient.
Son unique petite fille.
La petite fille de Monsieur
Linh. »
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