LECTURES VAGABONDES

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Milan Kundera : le livre du rire et de l’oubli… pour ne plus oublier…


C'est sans doute l'ironie du sort : alors que je décide de relire toute l'œuvre de Kundera afin d'en rendre compte sur ce blog, je m'aperçois que des trous de mémoire m'affectent en ce qui concerne certains romans. C'est le cas du livre du rire et de l'oubli, paru en 1979 aux éditions Gallimard, que j'ai eu l'impression de lire pour la première fois… Il faut dire sans doute que la structure de l'œuvre, sa complexité et ses aspects quelque peu hermétiques par moment, ne favorisent peut être pas le souvenir.

En effet, le livre du rire et de l'oubli est une œuvre vraiment compliquée : si compliquée que Milan Kundera donne lui-même au lecteur quelques clefs pour l'appréhender. C'est en me laissant guider par lui que je vais rédiger mon article.

« Tout ce livre est un roman en forme de variations. Les différentes parties se suivent comme les différentes étapes d'un voyage qui conduit à l'intérieur d'un thème, à l'intérieur d'une pensée, à l'intérieur d'une seule et unique situation dont la compréhension se perd pour moi dans l'immensité ».

En effet, ce roman se conçoit comme une suite de récits apparemment indépendants - qui pourraient s'apparenter à des nouvelles – mais qui en réalité se tiennent les uns les autres par tout un système d'échos et de renvois… Comment un livre sur l'oubli pourrait-il finalement se concevoir autrement ? Nous sommes donc face à des fragments de vie de différents personnages… comme un peu face à des fragments d'une mémoire qui s'efface. D'ailleurs qu'y a-t-il vraiment à retenir de toutes ces histoires, sinon le côté dérisoire et pathétique de l'existence confrontée à l'oubli ?… si bien qu'il vaut sans doute mieux en rire… en rire jaune… pour ça, on peut faire confiance à Kundera… Il est le maître du double tranchant : avec lui, le rire ne se conçoit pas sans les larmes.

Ainsi, le livre du rire et de l'oubli se compose-t-il de sept histoires - dont certaines portent le même titre - qui se relient les unes aux autres parce qu'elles explorent la notion d'oubli à des niveaux différents… oubli causé par une mémoire défaillante, oubli forcé par l'Histoire, (nous sommes à Prague, au moment de son invasion par les chars russes), oubli de l'Histoire… Et puis il y a le rire : ce dont il vaut mieux rire, ce dont il aurait fallu rire, ce dont il faut rire… Enfin, bien sûr, Prague, l'amour, la poésie, comme toujours chez Kundera… Cependant, le roman ne fait qu'offrir de l'oubli une multitude de facettes différentes… la compréhension globale d'une situation unique échappe à Kundera (il le dit lui-même), elle échappe aussi au lecteur. Mais entrons un peu plus précisément dans le roman :

« C'est un roman sur Tamina et, à l'instant où Tamina sort de la scène, c'est un roman pour Tamina. Elle est le principal personnage et le principal auditeur et toutes les autres histoires sont une variation sur sa propre histoire et se rejoignent dans sa vie comme dans un miroir.

C'est un roman sur le rire et sur l'oubli, sur l'oubli et sur Prague, sur Prague et sur les anges ».

 

Le récit dont Tamina est le personnage principal se trouve au cœur du livre (c'est le quatrième) : il s'intitule les lettres perdues. Il est construit en rupture et en contrepoint par rapport aux six autres car il est le seul qui se déroule dans une ville de « l'ouest », c'est-à-dire quelque part dans un pays capitaliste. Tamina y est serveuse dans un bar : elle est une oreille pour les autres dont elle écoute les histoires sans piper mot. Cependant, sa seule obsession, c'est de récupérer les lettres d'amour de son défunt mari : ces lettres sont restées en Bohème, et Tamina ne peut retourner dans son pays d'origine. Elle écrit, elle téléphone là-bas, de l'autre côté du mur, mais les choses ne sont pas simples. Personne ne se dévoue pour Tamina : c'est si vieux… on l'a oubliée, depuis. Elle compte donc sur Hugo qui doit se rendre à Prague prochainement… Le jeune homme est amoureux d'elle. Il accepte d'aller chercher les lettres pour elle. Mais voilà qu'un jour, à force d'insistance, et puis parce que le moment s'y prête, la jeune femme se laisse faire : elle couche avec Hugo sans toutefois se donner à lui… elle reste froide entre ses bras. Le jeune homme comprend qu'il ne pourra jamais posséder Tamina et annule son voyage en Tchécoslovaquie. Depuis, la jeune femme ne parle plus des lettres : elle continue de servir dans son bar. Ainsi donc, Tamina est celle qui refuse d'oublier ce qu'il faudrait oublier : elle est celle qui se révolte à sa manière contre l'Histoire et la dictature communiste qui lui arrachent son seul amour. Comment donc articuler les autres histoires autour de ce pivot central ?

D'abord, il y a le premier récit, qui porte le même titre que celui où intervient Tamina : Les lettres perdues. Mirek doit voir son ancienne maîtresse Zdena : il faut faire disparaître des lettres compromettantes, la police politique est à ses trousses. Sur la route, Mirek se souvient de cette aventure qu'il a eue autrefois avec Zdena : une femme qu'il a aimée, mais qu'il veut oublier, effacer de sa mémoire, mais aussi de celle des autres. Pourquoi ? Il a honte d'avoir été l'amant - et surtout d'avoir aimé - une femme laide. Il rêve un peu de gloire, aussi, notre Mirek. Etre prisonnier politique, martyre… pour que l'Histoire ne l'oublie pas. Ainsi, Mirek est-il l'anti-Tamina, l'autre face de cette dernière. Il veut effacer l'amour, et récupérer les lettres pour les détruire… Il est celui qui cherche sa liberté dans l'oubli général de ce qu'il n'assume pas par lâcheté, mais lui, cependant, refuse qu'on oublie sa petite personne ! L'Histoire lui réserve un sort pathétique, comme à tous les personnages de ce livre : quelques années de prison… pas de quoi faire de lui un martyre inoubliable !

Le second récit où intervient Tamina s'intitule les anges : récit assez surréaliste et hermétique. Tamina est emmenée par des enfants sur une île verdoyante… Ensemble, ils dansent et jouent, mais Tamina n'est pas heureuse. Elle veut mourir ou rentrer chez elle à la nage : les enfants la regardent se noyer… L'ambiance fantastique et surréaliste de ce récit, semble être directement inspirée du célèbre écrivain polonais Witold Gombrovitcz, écrivain favori de Kundera… mais moi, personnellement, j'ai beaucoup de mal à entrer dans son œuvre : voilà pourquoi, sans doute, n'ai-je pas du tout apprécié ce récit-là. Cependant, quelle est sa signification ? Sans doute faut-il faire marche arrière dans le livre : le troisième récit s'intitule, lui-aussi, les anges. Qui sont donc ces anges mystérieux ? Dans ce récit, Kundera évoque un passage de sa vie à Prague lorsque, écrivain dissident, il écrivait dans l'oubli… une rubrique d'astrologie sous un pseudo dans un quelconque journal. Ces souvenirs sont entrecoupés par les réflexions de Michèle et Gabrielle (d'angéliques étudiantes !) qui doivent faire un exposé sur la pièce de théâtre Rhinocéros d'Ionesco : or, on sait tous qu'Ionesco, à travers l'absurde, a voulu fustiger, dans cette pièce, la violence de la pensée unique. Afin de montrer qu'elles ont bien compris la portée comique de la pièce, Michèle et Gabrielle font leur exposé  avec, sur la figure, un masque de carton pâte imitant la corne du rhinocéros… ce qui déclenche l'hilarité des autres élèves.

Les anges gardiens… ce sont les communistes… ceux qui veulent faire ton bonheur malgré toi… Grotesques : on en rit comme on rit des archanges Michèle et Gabrielle avec leur masque de rhinocéros sur le nez, mais aussi violents et dangereux comme de vrais rhinocéros… Kundera conçoit la période communiste dans son pays comme une vaste « plaisanterie » (je renvoie ici à son premier roman, époustouflant, que je vais relire prochainement) noire de l'Histoire. Les anges, ces enfants inoffensifs, entraînent Tamina sur l'île verdoyante dans des danses et des rondes où tout le monde lève la jambe en même temps, mais ils la laissent mourir lorsqu'elle sort de la ronde. Ce sont eux qui également enfoncent la Tchécoslovaquie dans l'oubli d'elle-même en réduisant des écrivains au silence : Kundera nomme le ministère de la culture tchécoslovaque : ministère de l'oubli.

J'évoquerai rapidement les autres récits du livre du rire et de l'oubli, car il me semble qu'au niveau du noyau central : l'histoire de Tamina, j'ai dit l'essentiel.

Le second récit s'intitule Maman. Il rappelle l'histoire de Tamina par le fait que les lettres de son mari sont chez la mère de ce dernier : une femme acariâtre qui déclare avoir perdu la clef du bureau où elles sont enfermées. Dans Maman, une vieille femme vient s'installer pendant quelques jours chez son fils, Karel, et sa belle-fille Marketa avec laquelle les rapports sont plutôt froids. Un soir, la vieille femme fouille ses souvenirs à la recherche d'anecdotes de jeunesse… mais elle ne trouve que de pathétiques bribes d'histoires sans intérêt… Elle a oublié. Cependant, elle lâche, à un moment, le nom d'une ancienne amie à elle, Nora… Ce soir-là, Karel et sa femme vont inviter une amie, Eva, (Eve ? la première femme ?) à partager leur intimité amoureuse. Le jeune homme aura alors l'impression de faire l'amour à sa femme, mais aussi à cette femme, Nora, ressuscitée par sa mère, dans sa mémoire. On peut voir ici tout le symbolisme de cette scène à trois : fait-on vraiment l'amour à deux ? N'y a-t-il pas des souvenirs, parfois ? Qui est Nora ? Un succédané de la mère ? C'est ici que l'histoire de Tamina, qui refuse d'oublier son mari prend  une dimension tragique. Qui était-il, le mari de Tamina ? La jeune femme n'est-elle pas en train de mythifier quelqu'un dont une part lui a toujours échappée ?

Le cinquième récit, Litost, vient enfoncer le clou de ce que je viens d'écrire. Il met en scène un étudiant (qui reste anonyme - il pourrait aussi bien être Pavel, le mari de Tamina, dans sa jeunesse) qui emmène dans sa chambre de bonne une femme mûre, Christine, afin de passer la nuit avec elle. Cependant, auparavant, il doit se rendre à une soirée avec les poètes Boccace, Goethe, Lermontov et Pétrarque. Il laisse donc la jeune femme seule dans sa chambre pendant quelques heures. On ne peut dire que nos quatre poètes soient d'une compagnie raffinée : vulgaires, ils racontent des histoires de fesses, prétentieux, ils s'enorgueillissent de leurs talents respectifs… Cependant, à un moment de la soirée, Goethe écrit une magnifique dédicace pour Christine, la femme du boucher du coin et future maîtresse de l'étudiant. Il fait d'elle une reine… et l'étudiant rentre chez lui pour faire l'amour à celle qu'il considère désormais comme une déesse. Cependant, la jeune femme refuse la pénétration : elle déclare que ça la tuerait. L'étudiant la croit amoureuse folle de lui et accepte son caprice : s'endormir contre lui en tenant sa verge durcie dans sa main. Le lendemain, avant de partir, Christine explique à l'étudiant qu'elle ne peut prendre le risque de tomber enceinte : elle a déjà failli mourir à cause de ça autrefois !

Ainsi, ici, Kundera fustige-t-il l'imposture de la poésie amoureuse… il vient la fracasser contre la trivialité de l'être humain… eh oui, les poètes sont des êtres humains qui peuvent écrire de très belles choses lorsqu'ils ont envie de tirer un coup ! Et contre la réalité des amours humaines. Attention donc, Tamina, aux lettres d'amour écrites par ce mari que tu refuses d'oublier ! C'est peut-être de la poudre de perlimpinpin destinée à t'en foutre plein les yeux et à te faire prendre des vessies pour des lanternes !!

Le dernier récit s'intitule la frontière, titre tout à fait significatif puisqu'avec le livre du rire et de l'oubli, on est de part et d'autre de la frontière entre les pays de l'est et ceux de l'ouest, et qu'avec Kundera, on est toujours à la frontière entre tragique et comique. Cependant, ce récit explore ce que l'auteur appelle la « biographie érotique » d'une personne : il y a les femmes que Jan a possédées, et celles dont il a eu envie… mais qui lui ont échappé à cause d'une frontière qu'il n'a pas su franchir… Lesquelles sont les plus marquantes dans une mémoire ? Et si on finissait par toutes les oublier ? Le récit se présente comme une suite de réflexions sur ce thème au moment où, dans un train, Jan s'apprête à passer la frontière… tout comme Tamina et son mari l'ont fait… Qui était alors dans la pensée de Pavel, le mari de Tamina ? Sa femme, qu'il possède quand il veut… ou une autre, qu'il n'a pas possédée parce qu'il n'a pu dépasser une frontière ?

Alors voilà, me voici à la fin d'un article qui pourrait bien finir en thèse si je ne m'arrêtais pas.

Je suis loin d'avoir épuisé la richesse de l'œuvre, certes… Le livre du rire et de l'oubli n'est pas le roman de Kundera que je préfère, cependant… mais c'est avec un plaisir terrible que je retrouve Milan et sa manière si particulière de susciter la réflexion par des histoires déconcertantes, parsemées de renvois et de références à une culture universelle, dans une orchestration parfaite, sa manière éblouissante de démythifier les choses sans toutefois forcément les ternir : car finalement, on ne saurait dire si Tamina a raison ou non de refuser le rire et l'oubli… Toujours est-il qu'autour d'elle, les autres récits forment comme une ronde qui voudrait l'entrainer là : dans le rire et l'oubli de ce qu'elle a sacralisé… mais je crois aussi que Milan déteste ceux qui dansent la ronde d'un même pas… il déteste la pensée unique : c'est, je crois, ainsi qu'il me faut conclure.



18/02/2010
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