Maxence Van Der Meersch : Corps et âmes / Un roman corps et âme !
Ah ! Les bonnes vieilles dictées de l'école primaire ! Et les bons vieux écrivains locaux : Emile Verhaeren, Maurice Carême ou encore Maxence Van Der Meersch. Mais c'est sous un autre jour que je vous propose de découvrir le dernier auteur cité ci-dessus qui s'avère être un romancier intéressant et digne de détour. En tout cas, pour ce roman, Corps et âmes - couronné par le grand prix du roman de l'académie française – paru en 1943 aux éditions Albin Michel.
Corps et âmes présente un tableau assez complet du monde de la médecine dans la première moitié du XXème siècle à travers plusieurs portraits de médecins, chirurgiens, chercheurs, laborantins, professeurs ou encore infirmiers. Cependant, l'ensemble du roman gravite autour de la famille Doutreval.
Michel Doutreval est un jeune interne à la carrière prometteuse : son père, Jean Doutreval, est déjà dans la partie car c'est un neuropsychiatre renommé pour ses recherches concernant la schizophrénie (ce dernier mène en effet des travaux reconnus dans le traitement de cette maladie par le déclenchement de convulsions violentes qui calment le patient). Cependant, Michel tombe amoureux d'Evelyne, une jeune fille d'origine très modeste qu'il rencontre à l'hôpital : Evelyne est en effet atteinte de tuberculose. Jean demande à son fils de renoncer à cet amour, mais Michel refuse d'obtempérer : banni de la famille, le jeune médecin va devoir faire son trou lui-même et c'est dans le Nord de la France qu'il s'installe avec son épouse : Evelyne. Mariette, la sœur de Michel, épouse, quant à elle, un médecin que Jean Doutreval prend sous sa coupe : Vallorge. Mais le malheur va encore frapper le neuropsychiatre : Mariette, enceinte, doit accoucher par césarienne ; c'est le vieux chirurgien qui décline, Géraudin, qui est désigné pour opérer ; mais, victime d'une défaillance, Géraudin ne parvient pas à stopper l'hémorragie interne qui complique la césarienne : la mère et l'enfant meurent. La dernière fille de Jean Doutreval va, à son tour, causer du souci à son père : Fabienne, infirmière dévouée, tombe amoureuse de Guerran, homme marié et ministre de l'agriculture avec lequel certains membres du monde médical ont des liens. S'en suit une liaison tumultueuse qui débouche sur ce qu'il aurait fallu éviter : Fabienne tombe enceinte et devant la peine de Guerran à quitter sa famille, décide de rompre. Doutreval apprend la grossesse de sa fille et commence par la renier… et puis, parce qu'il devient vieux, parce que ses recherches sur la thérapie par convulsions est décriée et qu'il est fatigué de lutter, parce que la solitude lui pèse, Jean Doutreval se réconcilie avec sa fille Fabienne et son fils Michel.
Si dans le résumé, j'ai surtout proposé les intrigues sentimentales et familiales contenues dans le roman corps et âmes, je pense que Maxence Van der Meersch a surtout voulu offrir un panorama du monde médical à son époque : pour y parvenir, il dresse, de manière un peu trop académique, rigide et démonstrative, des portraits de médecins divers et variés qu'il entremêle et fait vivre grâce aux susdites intrigues passionnelles.
Jean Doutreval est un médecin passionné et orgueilleux : il veut faire aboutir ses recherches qui consistent à soigner la schizophrénie par le déclenchement de convulsions violentes. Il expérimente divers procédés sur des fous résidents de son asile : certains y laissent la vie, d'autres, leur motricité car certaines convulsions sont si violentes qu'elles endommagent la moelle épinière. Lorsque sa fille doit subir la césarienne, il choisit le vieux chirurgien Géraudin qui, même s'il n'a plus la main très sûre, peut lui être utile pour ouvrir un nouveau centre de soins psychiatriques : Géraudin est en effet intime avec le ministre Guerran. Les drames familiaux qu'il aura à subir vont ébranler plusieurs fois le médecin qui passe par différents stades du nihilisme : finalement, alors qu'il devient vieux, il parvient à remettre en cause son travail et sa manière de voir la vie : l'expérience lui aura appris l'humilité et le pardon.
Géraudin est un chirurgien brillant et lui aussi est orgueilleux. C'est une grosse huile dans le milieu : il nomme ses protégés aux postes qu'il désire, il a la mainmise sur les chaires à pourvoir, il est en maille avec les hommes politiques pour ci ou ça… Bref, c'est un incontournable… qui vieillit. Sa main commence à trembler. Les gaffes se répètent. Il faudra plusieurs pépins… et plusieurs années avant que Géraudin accepte de lever le pied… Cependant, le vieux chirurgien préfèrera le suicide à la décrépitude et à la perte de son renom.
Michel, le fils de Jean Doutreval, représente le petit médecin généraliste, incorruptible, dévoué, qui recherche la vérité et non la gloire : un saint dans ce monde de la médecine pétri d'orgueil et de magouilles ! Là où les autres médecins sont en contact avec les pharmaciens, les chirurgiens, les laboratoires pour faire du malade une vache à lait, Michel cherche à soigner vraiment le malade : il y perd beaucoup ! Adepte des théories de Domberlé, le médecin qui a soigné la tuberculose de sa femme Evelyne en lui imposant un régime maigre, il cherche avant tout à faire évoluer les mentalités quant à l'hygiène de vie idéale, premier pas pour une guérison rapide de nombreuses maladies : mais les malades n'aiment pas les régimes, n'aiment pas repartir sans médicaments, restent attachés à leurs mauvaises addictions. Michel a du mal à gagner sa vie, à se faire une clientèle fidèle, en exerçant selon de tels principes.
Voici donc les principaux portraits de médecins qu'on peut trouver dans Corps et âmes de Maxence Van der Meersch. Cependant, le roman en comporte une multitude d'autres : médecins corrompus, corruptibles, intègres, frisant le charlatanisme, vénaux, passionnés, désintéressés… il y en a pour tous les goûts.
Je dois dire que j'ai beaucoup aimé ce roman-fleuve de presque 700 pages. Pourtant, nombreux sont les aspects de ce dernier qui m'ont énervée. D'abord, Maxence Van der Meersch peine à cacher ses idéaux politiques que je qualifierais de « chrétiens-démocrates »…. Et il est clair que je ne partage pas du tout ces idées-là, partant du principe que principes religieux et politiques ne font pas forcément bon ménage. « Bien entendu », me rétorquera Maxence Van der Meersch, « à partir du moment où on adhère à une religion, sa morale imprègne toute notre conception de la vie, tant personnelle que publique et sociale ». « Et bien soit ! » concèderai-je. « Voyons donc ce que ça donne ! ». Il est évident que la pensée de Maxence Van Der Meersch est sans doute plus affutée que celle de Christine Boutin, cependant, force est de constater que notre écrivain est loin d'être un visionnaire ! L'avortement est clairement condamné, l'homosexualité est considérée comme louche, les portraits de femmes sont accablants ; ils sont de deux types : d'un côté, les acariâtres, de l'autre, les douces et dévouées qui se sacrifient pour les hommes. Bon nombre de médecins font des mariages intéressés : ils épousent la « fille de » qui apporte argent, relations, renommée. Bien évidemment, ces femmes épousées sans amour sont bien souvent invivables : Julienne Guerran ne pense qu'à dépenser l'argent gagné par son mari, Valérie Géraudin est agressive. Bref, la rançon de l'ambition mal placée, c'est la frustration d'une vie sans bonheur personnel. Et puis, il y a les mariages d'amour : Michel a refusé de sacrifier la modeste Evelyne pour un mariage avec la fille du docteur Heubel. Il sera pauvre, mais heureux ! Car sa femme est patiente et dévouée ! Elle fait bien le ménage, la cuisine, elle sacrifie le luxe d'une paire de bas pour que son mari ait son bol de café tous les matins. Une femme bien comme il faut, quoi !
Et puis il y a la femme qui travaille : une seule ! Dans tout ce roman qui fait pourtant vivre une sacrée flopée de personnages ! Il s'agit de Fabienne, la fille cadette de Jean Doutreval. Mais que fait-elle donc comme métier ? Je vous laisse deviner… voyons voir, soyons fous : Marie Curie ? Ben voyons ! Eh non ! Infirmière, bien sûr ! Tout le monde sait bien que les femmes sont très bien en tant qu'infirmières, assistantes médicales, etc… Par contre, il ne faut pas trop se fier à elles en tant que médecins : soyons donc un peu sérieux ! Donc, l'infirmière Fabienne devient la maîtresse d'Olivier Guerran, mais se sacrifie pour cet homme à la si brillante carrière qu'il est inconcevable qu'un scandale – un divorce, par exemple - vienne l'entacher. Bien évidemment, enceinte, la douce Fabienne décide de garder l'enfant et de l'élever seule. Pas d'avortement en vue. Bref, les femmes sont traitées par Van der Meersch à l'aune du machisme de l'avant-guerre, machisme convenu, établi, que l'auteur n'a pas idée de bousculer un tant soit peu.
Reste la vision sociale de Van der Meersch, elle aussi très catho. La misère est dépeinte avec beaucoup de commisération et un peu de dégoût. Les pauvres sont souvent alcooliques, atteints de toutes sortes de maladies très répugnantes, ils se reproduisent comme des lapins, se refilent la syphilis… Zola est battu à plate couture dans le misérabilisme ! Voici, pour exemple, la description d'un malade mental, résident de l'asile dans lequel Jean Doutreval mène ses expérimentations.
« Et au fond de cette cage, croupissant dans ses déjections, un monstre végétait, une petite forme humaine nue, au ventre énorme, aux membres squelettiques, et déformés par d'innombrables fractures. Des chaussettes emmitouflaient ses pieds bots. Et il agitait les bras et les jambes, avec un vague bêlement horrible, un bêlement de chèvre. La tête était minuscule. Pas de front, pas de crâne. Cela s'arrêtait aux sourcils. Aux tempes, les yeux, effroyablement éloignés l'un de l'autre, et inachevés aussi, étaient restés à l'état de deux globes de faïence, deux boules bleuâtres, sans iris ni pupille. Une odeur de purin s'exhalait de cette caisse. Une mouche s'était posée sur le globe même de l'œil et se nourrissait de cet être, sans même qu'il eût un battement de paupières.
« C'est Paul Merchant, dit Tillery. Syphilis et hérédoalcoolisme. »
D'un autre côté, le lecteur est aussi invité à visiter une clinique privée : là, les bourgeois se font soigner et ils ne sont pas épargnés par Maxence Van der Meersch qui souligne la corruption des mœurs de cette classe sociale.
Et pour en finir avec les reproches, je soulignerai le côté lourdement didactique de l'œuvre : Maxence Van Der Meersch est un militant. Il est contre les hôpitaux, la médecine gratuite qui dégrade le beau métier de médecin. Pour sûr, on ne peut guérir dans ces endroits putrides et désespérants que sont les hôpitaux ! Il est contre les traitements symptomatiques « qui soignent les maux localement et brutalement ». Il pense qu'il faut soigner globalement, c'est-à-dire, en adoptant un bon régime alimentaire, une bonne hygiène de vie. Michel est adepte de cette « médecine » et bien entendu, tous ses malades guérissent après être passés entre les mains de médecins plus traditionnels qui ont échoué dans leur mission de soin. Et bien évidemment, Michel est celui qui marche vers la vérité, c'est-à-dire vers Dieu ! Bref, politique, science et religion sont les trois mamelles de la pensée – visionnaire ou rétrograde ? Je vous laisse décider – de Maxence Van der Meersch.
Ceci dit, on prend aussi beaucoup de plaisir à lire corps et âmes, tout simplement parce que même si le roman se base sur des idées datées et rétrogrades qu'il véhicule allègrement, même s'il a des côtés lourdement didactiques, il bénéficie aussi d'une très bonne marque de fabrique dans le style classique et traditionnel : les personnages sont campés avec beaucoup d'humanité et de finesse, ils sont nombreux et se nouent entre eux des intrigues intéressantes et bien menées, à la manière balzacienne : un début statique, destiné à exposer des situations amenées à être, par la suite, bouleversées dans un développement dynamique.
Et puis, ne l'oublions pas, Maxence Van der Meersch a voulu offrir à ses lecteurs un panorama complet du monde médical, de ses problématiques, à une époque donnée - l'entre-deux guerres - et il y est parvenu. Différentes approches du métier sont données à travers des personnages de médecins très différents, faillibles, parfois vénaux mais toujours très investis dans leur foi et dans leur métier. Même les plus ambitieux sont affectés lorsqu'ils échouent, lorsque le patient meurt. Ceci dit, la satire du monde médical est assez virulente, nuancée et elle est toujours d'actualité. On sait tous que les médecins ont parfois des accointances avec les laboratoires, les pharmaciens… mais ce n'est que le dessus de l'iceberg et corps et âmes dévoile bon nombre de pratiques dont on n'a pas idée mais que l'auteur n'a sûrement pas inventées ! Eh oui, les médecins sont aussi de simples hommes qui cherchent parfois à gagner leur vie le mieux possible : clientélisme, surmédicamentation, accointance avec d'autres praticiens qui graissent la patte du médecin pour que ce dernier leur envoie sa clientèle à opérer, masser, analyser… Et je passe sur les magouilles de haut vol entre les professeurs titulaires de chaires prestigieuses, indétrônables, dont on respecte la divine parole lors même que d'autres paroles, peut-être plus novatrices et progressistes sont bâillonnées, et je passe sur les différents réseaux qui peuvent se tisser entre le monde médical, le monde des affaires et les hommes d'Etat en place. Bref, on l'aura compris, mieux vaut être en bonne santé !
Ainsi, corps et âmes est un roman au thème original et moderne : jamais je n'ai lu un roman ainsi consacré au monde médical, sujet pointu et aride, jamais je n'ai vu ce monde sous un jour aussi nuancé, à la fois critique et passionné. Certes, j'ai consacré une grande partie de mon article à critiquer les idées réactionnaires de Maxence Van der Meersch sur certains points, mais il n'empêche que son roman, malgré des aspects sérieusement datés reste d'actualité sur la plupart des points qu'il aborde. D'ailleurs, l'idée d'une « médecine » basée sur une alimentation saine et équilibrée se trouve aujourd'hui partout dans les magazines de vie courante ! C'est aussi un fait établi qu'une bonne alimentation, pas trop riche, basée sur des aliments de qualité, est garante d'une meilleure santé, évite des problèmes de cholestérol, des maladies cardio-vasculaires, allonge l'espérance de vie… et même permet de conserver un joli teint et une peau souple et jeune plus longtemps ! Voilà pourquoi l'alimentation et le sport sont les deux mamelles de la santé et de la jeunesse.
Allons donc, Maxence Van der Meersch était donc, sur ce point, un visionnaire ! Il est peut-être le pionnier des émissions de téléréalité à base de régimes, et le digne prédécesseur de Jean-Michel Cohen et de Rika Zaraï ! (Je plaisante !)
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