Margaret Atwood : La femme comestible / Miam !
En ce Dimanche 22 Avril 2012, à quelques heures de la proclamation des résultats du premier tour des élections présidentielles, les réseaux sociaux ont la fringale : « ce soir, du flan ! Du flan ! Du flan ! »/ « La goulasch pue le rance »/ « la récolte des cerises rouges ne sera pas aussi abondante que nous l’espérions »… Pendant quelques heures, nos hommes politiques sont devenus des denrées comestibles… Plutôt amusant ! Non moins amusant : ce roman de Margaret Atwood, la femme comestible, écrit en 1969, mais paru en France seulement en 2008 aux éditions Robert Laffont.
Marian vit en colocation avec Ainsley dans un appartement assez inconfortable ; elle sort avec Peter, futur avocat, et travaille elle-même pour la boîte de marketing Seymour Surveys où elle est chargée de mener des enquêtes auprès des consommateurs sur des produits de tous bords. C’est au cours d’une enquête pour une marque de bière qu’elle rencontre Duncan, un jeune étudiant atypique qui vit également en colocation avec trois comparses. Cependant, Peter voudrait épouser Marian et la jeune femme accepte sa demande. De son côté, Ainsley décide de devenir mère… Elle cherche un procréateur et le trouve en la personne de Len, un ami de Marian qui pique une crise dès qu’il découvre les intentions cachées de sa dulcinée passagère. Du côté de Marian, les choses se corsent également : la nourriture la dégoûte de plus en plus… Elle ne comprend pas pourquoi et s’alimente de moins en moins. Par ailleurs, elle se sent de plus en plus attirée par Duncan, le jeune étudiant atypique. Comment les deux jeunes femmes parviendront-elles à résoudre leurs problèmes ?
La femme comestible se trouve à mi-chemin entre le roman et la fable qui propose une réflexion sur la société de consommation et la condition des femmes dans le monde moderne. Trois femmes, trois manières d’évoluer, de concevoir la vie, d’envisager l’amour et ses conséquences.
Parlons d’abord d’Ainsley, la colocataire et amie de Marian. Plutôt bordélique, elle veut un enfant pour des raisons théoriques bien plus qu’affectives : toute femme doit faire l’expérience de la maternité au moins une fois dans sa vie. Elle choisit donc de coucher avec Len afin de tomber enceinte. Cependant, pas question de s’embarrasser d’un homme ! Len n’est pour elle qu’un procréateur… Jusqu’au jour où Ainsley lit dans une revue qu’un enfant privé de père risque d’être homosexuel. Affolement dans les chaumières. Ainsley finira par trouver l’homme de la situation en la personne de Fish, qu’elle finira par épouser. Ainsi Ainsley est-elle le prototype de la femme dite émancipée, qui conçoit la vie selon des théories lues dans des magazines féministes, qui consomme les hommes sans vergogne et les considère comme des objets utilitaires.
Vient ensuite Marian : la jeune femme s’apprête à épouser Peter et à mener une vie toute tracée de femme au foyer. En effet, elle songe à arrêter de travailler pour Seymour Survey dès qu’elle aura mis l’alliance au doigt du jeune homme. Cependant, la jeune femme est aussi attirée par Duncan… éternel étudiant, passionné de repassage, jeune homme atypique. La soudaine anorexie de la jeune femme est liée à son futur mariage avec Peter, mariage conventionnel, sans passion, dans lequel elle élèvera des enfants et fera le ménage. En effet, la jeune femme a l’impression d’être une denrée comestible dont Peter ne fera qu’une bouchée : la vie de femme mariée va anéantir sa personnalité, la fondre dans un moule, la phagocyter. C’est finalement Duncan qui mangera Marian au sens propre – ne dit-on pas « consommer l’amour, la chair ?» car les deux jeunes gens sont sur la même longueur d’onde et n’attendent de l’autre que l’épanouissement de leur être : peut-être se marieront-il un jour ? L’histoire ne le dit pas.
Reste Clara : l’amie de Marian et d’Ainsley. Mariée à Joe dont elle a déjà deux enfants, elle attend le troisième. Elle n’a plus grand-chose à dire à son mari ; enceinte, elle ressemble à une poire ; elle mène une vie végétative de vache reproductrice, n’arrive pas à reprendre ses études. Elle représente ce que Marian et Ainsley redoutent de devenir.
Ainsi, quelles qu’elles soient, les femmes du roman sont sérieusement égratignées : entre la féministe Ainsley qui consomme les hommes sans état d’âme, mais dont on doute qu’elle parvienne au bonheur, l’hésitante Marian qui craint d’être consommée, mangée toute crue par le très conventionnel Peter, qui finit par écouter son cœur qui bat pour cet étrange loustic qu’est Duncan, et la femme mariée et mère, Clara, qui paraît vide de toute substance, toute consommée qu’elle a été par un mariage très conventionnel, nous sommes face à trois parcours différents, mais tous insatisfaisants, avec, au carrefour de ceux-ci une réflexion sur le couple et la dissolution de soi en son sein. Margaret Atwood offre donc d’abord, avec la femme comestible, une satire de la femme moderne, de ses exigences, de ses renoncements, de ses hésitations… mais aussi une réflexion sur la difficulté d’être femme au sein d’un monde moderne, d’un monde où tant de choix nous sont donnés sans qu’aucun d’entre eux ne respecte notre intégrité.
Bien évidemment, la femme comestible nous offre aussi une satire de la société de consommation, terrifiante société cannibale mais aussi totalement futile. Le travail d’Ainsley consiste à imaginer des questions à poser pour des enquêtes auprès de consommateurs ; travail qui paraît bien dérisoire : beaucoup d’efforts, de concentration, pour cibler une gamme de papier hygiénique, voilà qui prête à sourire ! Et pourtant, toute une équipe s’occupe très sérieusement de monter des dossiers sur tous les trucs et les bidules qui encombrent l’espace vital des gens… Car presque tous nos personnages souffrent d’un terrible fléau : le bordel ! Partout dans leur appartement, les produits de consommation courante prennent le pouvoir ; nos personnages croulent sous les objets qu’ils n’arrivent pas à placer, les détritus et emballages qu’ils oublient de jeter : d’ailleurs, il y a peut-être une vraie angoisse liée au geste du rejet : le fils de Clara refuse de jeter ses excréments dont il fait des boulettes qu’il planque à droite et à gauche dans la maison. Ce paradoxe entre la culture imposée du rejet et la nature humaine attachée à la propriété est ainsi illustré à travers les angoisses infantiles d’un tout petit personnage qui reste encore à éduquer.
Alors, bravo à Margaret Atwood pour ce premier roman drôle et subversif où se pose la question d’un certain cannibalisme moral dans les relations humaines et le fonctionnement de la société. Nous sommes tous la proie des autres qui se servent de nous comme d’un objet destiné à remplir une fonction donnée. Vision noire du monde, certes, mais servie par une écriture drôle, satirique et grinçante qui n’épargne ni les hommes, ni les femmes, ni la société dont ils sont à la fois les instigateurs et les victimes.
Allons donc ! Il y a parfois de bons côtés à être comestible ! Miam ! Slurp ! Et d’avoir faim de l’autre ! Sommes-nous, hommes et femmes, si blasés de l’amour que nous serions prêts à nous contenter de miettes ? Fichtre non !
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