Lucienne Cluytens : la Grosse / Grosse surprise.
Voici un livre vivement conseillé pour tous lecteurs et particulièrement pour les amateurs de polars bien glauques : La Grosse, écrit par Lucienne Cluytens en 2004 et paru aux Liv’Editions. Grosse surprise, en effet, pour cette œuvre qui s’apparente aux romans de gare à trois sous et qui, la plupart du temps, ne valent pas deux kopecks. Grosse exception, aussi, peut-être, car la grosse se lit vraiment d’une seule traite.
Eva est grosse, et, parce qu’elle est grosse, elle provoque le dégoût de Monsieur Milaret qui l’emploie à la poste comme vacataire pendant les vacances d’été. Eva adore ce travail et ne comprend pas pourquoi elle ne récupère jamais le poste de manière pérenne lorsqu’il devient définitivement vacant. La première employée mise au guichet du bureau s’appelle Sandrine…. Elle y sévit pendant quelques mois seulement car elle finit par « se suicider » pour de mystérieux motifs. La seconde meurt dans un mystérieux accident de voiture. Quant à la troisième, Hélène, elle rencontre très vite un prince charmant qui l’emmène loin, très loin de la petite ville de Basse-Rive. Vient ensuite Marie. Suivra-t-elle le même chemin que les trois précédentes ?
Il va sans dire que c’est Eva qui est l’instigatrice de toutes ces disparitions, tragiques ou non. Son but ? La place d’employée au guichet du bureau de poste ; elle est persuadée qu’elle finira par l’obtenir. C’est cette obsession étrange qui met la puce à l’oreille de Monsieur Milaret qui lance discrètement son fils sur les traces d’Eva et des mystérieuses disparues.
Ainsi, point de mystère sur l’identité de la criminelle, point de mystère non plus sur ses motivations. Tout l'intérêt du roman réside dans la peinture psychologique et sociale d’Eva et des habitants de Basse-Rive. On entre de plein pied dans la tête d’une fille obèse, qui n’a aucune réelle volonté de changer tout en souffrant énormément du désert affectif dont elle est victime.
Quant à l’univers social évoqué, c’est celui d’une petite épicerie en pleine décrépitude que tient la mère d’Eva, c’est celui très France profonde de la petite ville de Basse-Rive, dans les Ardennes.
Les actes commis par Eva sont prémédités et n’ont pas forcément pour finalité l’assassinat : seulement l’éviction de celle qu’elle considère comme sa rivale. Pour ce, la plupart du temps, elle se lie avec elle, trouve sa faille, s’y immisce et l’utilise pour parvenir à ses fins : par exemple, Sandrine est inquiète, jalouse : elle craint que Sébastien, son petit ami qui travaille dans un restaurant de Fumay la trompe. Eva attisera ses angoisses et poussera la jeune fille au suicide.
Inutile de raconter comment elle s’y prendra avec les suivantes. Ce qu’il faut comprendre, c’est que bien loin d’user de complaisance à l’égard des filles qui souffrent d’obésité, Lucienne Cluytens fait le portrait nuancé d’un monstre néanmoins attachant à certains égards. Monstrueuse car criminelle et extrêmement maligne dans ses entreprises. Attachante car souffrant de tant de fêlures – perte du père, rejet des autres, moqueries – qu’elle nourrit une véritable psychose qui est la base de toute l’intrigue : pourquoi en effet ne pas s’en prendre à son véritable ennemi ? A celui qui brise à chaque fois son rêve ? Monsieur Milaret ? « Eh bien, parce que c’est mon chef » déclarera-t-elle à la fin. Ainsi, Eva, si elle est capable de la pire transgression (ôter une vie humaine de manière préméditée), est néanmoins incapable de s’en prendre à son supérieur hiérarchique : elle est incapable de transgresser l’ordre social lors même qu’il existe légalement des dispositifs qui le permettraient : Monsieur Milaret n’a-t-il pas déclaré devant témoin que la grosse le dégoûtait ? On verrait bien alors qui d’Eva ou de Milaret gagnerait le procès, car la jeune fille est extrêmement compétente dans son travail. Ainsi donc, le suspense de ce polar est-il avant tout psychologique.
Reste l’écriture de Lucienne Cluytens : extrêmement dynamique, une alternance équilibrée de narration et de dialogues dans lesquels le ton un peu vulgaire et populaire d’Eva est très bien senti. L’écrivain dresse un univers réaliste et vivant d’une petite ville ardennaise.
La grosse est donc un polar extrêmement captivant, dans la veine des meilleurs thrillers socio-psychologiques. Son originalité ? On est dans la tête de la sérial-killeuse, la voisine de quartier sans histoire qui t’espionne tous les soirs derrière ses rideaux… Brrr…
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