LECTURES VAGABONDES

          En cet été assez caniculaire, c’est ce que je recherche souvent : je veux parler de l’ombre. De là à conseiller Le jeu des ombres, roman écrit par Louise Erdrich et publié en 2012 aux éditions Albin Michel, il y a un pas que j’hésite vraiment à franchir.

          Nous sommes en Novembre 2007 à Minneapolis. Irene vient de découvrir que son mari, Gil, lisait en cachette son journal intime : le carnet rouge. Aussitôt, elle ouvre un nouveau carnet, bleu, celui-là, dans lequel elle consigne sa vie et ses projets, tandis qu’avec le carnet rouge - dont elle se sert désormais comme d’une arme - elle manipule son mari. Il faut dire que le couple est en chute libre. Irene n’aime plus Gil qui, de son côté, refuse la séparation car sa femme est sa raison de vivre et la seule source d’inspiration dans les tableaux qu’il peint. Après avoir découvert qu’elle avait une sœur, May, qui fut la maîtresse de son mari, Irene décide de demander le divorce. Pour temporiser, Gil lui propose de voir un psychothérapeute du couple, expérience qui ne mène à rien, sauf à glisser dans la tête du mari désespéré que ses enfants – Florian, Riel et Stoney – ne sont pas de lui. Aussitôt, elle invente dans le carnet rouge, des histoires d’adultère qu’elle relie à la naissance de ses enfants. Cependant, très vite, Gil comprend le stratagème du carnet dans lequel Irene le supplie de la laisser partir. En Décembre 2007, le divorce est signé. Mais décidément, entre Gil et Irene, c’est « je t’aime moi non plus » car fin mai, le couple se forme de nouveau… pas pour très longtemps : alors que Gil est en train de se noyer dans un lac, Irene s’élance pour lui porter secours et se noie avec lui. Des années plus tard, Riel trouve les tableaux de son père représentant sa mère, les carnets de sa mère… de cette matière, elle se sert pour écrire un roman et pour se soigner car la jeune femme souffre de troubles psychiques liés à son enfance entre des parents qui se déchiraient.

          Le jeu des ombres bénéficie d’une construction intéressante, basée sur l’alternance entre le carnet bleu – véritable journal intime – et le carnet rouge – destiné à Gil, le mari un tantinet indiscret - avec un décalage temporel afin que le lecteur puisse lire dans le carnet bleu les conséquences des révélations manipulatrices qui ont été écrites (par Irene) et lues (par Gil) dans le carnet rouge.  Cependant, ces passages empruntés aux deux carnets sont assez courts et très vite, la narration assumée par Irene laisse place à une narration extradiégétique à la 3^ème personne. Par ailleurs, à la fin du roman, le dernier masque tombe et on découvre que l’auteure du roman et l’instigatrice de ces différents jeux narratifs est Riel, la fille du couple. C’est alors qu’on se demande quel rapport Louise Erdrich, la véritable auteure du jeu des ombres, entretient avec Riel, et s’il y a une part d’autobiographie dans cette œuvre, elle reste dans l’ombre pour nous, lecteurs qui nous rendons compte que l’intrigue qu’on croyait linéaire et chronologique était en réalité basée sur une analepse ; Riel est une femme adulte qui se souvient du couple formé par ses parents et qui tente de le cerner.

          Il faut bien dire que le titre du roman – Le jeu des ombres – est particulièrement éloquent et se décline à toutes les sauces dans l’œuvre. L’ombre, c’est d’abord celle que crée Irene en mentant dans le carnet rouge qu’elle écrit pour manipuler son mari ; les ombres, ce sont aussi celles qui s’accentuent jour après jour, retouche après retouche, dans le portrait d’Irene que Gil est en train de réaliser. Pourtant, notre peintre croque sa femme dans des positions très crues, très exposées, qui ne cachent rien. Enfin, l’ombre se fait aussi sur ce qui est écrit dans le carnet bleu censé être le véritable journal intime d’Irene. Y révèle-t-elle l’entière vérité ? on ne sait pas grand-chose du passé d’Irène ! A-t-elle vraiment eu des amants ? pourquoi n’aime-t-elle plus Gil ? est-ce parce qu’il n’est pas le père de ses enfants, comme elle le dit dans le carnet rouge ? est-ce parce qu’au moment où elle accouchait de son premier enfant, Gil a préféré regarder un match de foot et l’a laissée seule dans la salle de travail ? Et le mystère et l’ombre sont présents jusque dans la mort des personnages : est-ce un accident ou un suicide en duo ? Il faut dire que Gil et Irene se biturent allègrement tous les jours, se déchirent très souvent, mais très souvent également, ils font encore l’amour.

Pourtant, je n’ai pas été plus que de raison emballée par Le jeu des ombres de Louise Erdrich. C’est un roman qui comporte beaucoup d’épisodes digressifs : les personnages sont d’origine indienne ce qui donne lieu à de multiple considérations sur les tribus indiennes d’Amérique. Et puis, il y a aussi l’histoire de la sœur, May qui vient se poser dans l’intrigue comme un cheveu sur la soupe. Et puis, il y a encore les activités des enfants qu’on évoque (jeux à la Playstation, fumage de joints…). Tous ces passages sont décousus de l’intrigue principale et donnent à l’ensemble un aspect dispersé.

           Enfin, je dois dire que j’en ai assez de cette littérature d’«écorchés vifs» à base de couples qui se déchirent, se séparent, font l’amour, se disputent, se biturent, se séparent encore avant de se remettre ensemble, et puis, finalement se suicident.  On se demande vraiment si Louise Erdrich n’écrit pas aussi les scenarii des feux de l’amour. A cela s’ajoutent les enfants qui partent à la dérive ; les pauvres petiots sont perturbés chacun à leur façon, par l’histoire de leurs parents dont ils trainent des séquelles psychiques toute leur vie durant. Si Stoney s’en est bien sorti, Florian se drogue et Riel suit des psychothérapies puis se met à écrire des romans pour expurger son mal… mais quelle mauvaise idée de lire cette fausse-couche psychothérapeutique !