LECTURES VAGABONDES

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Lionel Shriver Big Brother/Big Roman

      

        Les romans qui traitent de l’obsédant problème des kilos à perdre sont pléthore, surtout dans la catégorie « roman pour nous, les filles ». Par contre, ceux qui traitent du sujet tabou de l’obésité morbide sont beaucoup moins nombreux ! Sujet trash ! Il faut un certain doigté pour réussir à trouver le ton juste pour traiter ce sujet-là, sujet qui dérange. Lionel Shriver relève le défi avec un certain panache dans le roman intitulé Big Brother paru en France en 2014 aux éditions Belfond.

 

          Pandora est une femme comblée. Elle vit en Iowa, à New Holland, en compagnie de son époux, Fletcher, et des deux enfants de ce dernier, nés d’un premier mariage : Tanner et Cody. Quelques années auparavant, elle tenait une affaire de restauration qui ne marchait pas bien. Depuis, elle est à la tête d’une entreprise qui fabrique des poupées parlantes sur mesure qui reproduisent les tics de langage de ceux qu’elles sont censées représenter. Cette entreprise porte l’étrange nom de Baby Monotonous. Le mari de Pandora, Fletcher, fabrique des meubles, mais son affaire ne décolle pas. Il faut dire que ses créations privilégient l’apparence, le design, à la solidité et à l’ergonomie. Un jour, le frère de Pandora, un jazzman connu, issu tout droit de New York, vient lui rendre visite et oh ! surprise ! Il est devenu obèse… très gros. Edison - c’est son prénom - s’installe donc chez sa sœur et sème bientôt la zizanie. En effet, Fletcher est très à cheval sur l’hygiène de vie concernant le sport et l’activité physique, ce qui le place à l’opposé d’Edison. Par ailleurs, ce dernier dévalise des quantités astronomiques de nourriture, cuisine des plats de taille XXL, et a une propension au laisser-aller et à la négligence, ce qui exaspère toute la famille… ou presque, car Cody, la fille de Fletcher, aime bien cet oncle par alliance qui l’aide dans ses exercices de piano, qui parle de son glorieux passé de jazzman, qui évoque avec humour son passé familial. En effet, Pandora et lui sont les enfants d’un père qui a fait les beaux jours d’une série télévisée des années 60 intitulée Garde Alternée. Ce père s’appelle Travis Apaloosa et reste centré sur son heure de gloire… Bref, c’est un has been. Bientôt, le torchon brûle entre Fletcher et Edison. En effet, ce dernier a ruiné le divan chéri de toute la famille, divan que Fletcher a fabriqué de ses mains d’artiste. Pour se venger, ce dernier envoie une photo d’Edison obèse à son père, Travis, qui ne sait rien de l’état de ce fils qu’il n’a pas revu depuis des années. Lorsqu’Edison annonce à Pandora qu’il n’y a pas de tournée prévue pour lui et qu’il est à la rue, celle-ci décide de relever un grand défi : elle va louer un appartement et s’occuper du poids d’Edison. Fletcher doit s’incliner, ce qu’il fait, de mauvaise grâce, déclarant qu’il ne croit pas qu’Edison parvienne à relever de défi de perdre plus de 100 kilos en un an. Et la chose se fait ! Le frère et la sœur louent un appartement et se mettent au régime strict : ils ne boivent que des boissons aromatisées spécialement conçues pour une perte de poids record. Peu à peu, les kilos fondent. Mise à part une anicroche – Edison a mangé une pizza – le défi est relevé de main de maître. A la transformation physique s’ajoute une transformation morale : Edison devient moins vantard, il se met à aimer l’Iowa, il diversifie ses goûts musicaux, il travaille avec sa sœur à Baby Monotonous, son affaire de poupées. Bref, il se rapproche de Pandora… on peut même dire que ces deux-là forment un couple fusionnel ! Confronté à cette réalité, Fletcher décide de divorcer. Le monde s’écroule pour Pandora. Cependant, hors de question de laisser tomber son frère avant la fin du régime. La date butoir arrive ; une grande fête est prévue, avec un gros gâteau que Fletcher devra enfourner – puisqu’il a perdu le pari : son beau-frère a perdu plus de 100 kilos en un an. Mais cette fête en est-elle bien une ? Fletcher veut récupérer sa femme…. Et Pandora souhaite, elle aussi, retrouver sa vie de famille. Alors, désormais seul, Edison se met à remanger. Et à regrossir. La dernière partie revient sur la seconde… eh non ! Pandora n’a jamais aidé son frère à maigrir ! Elle l’a laissé partir vers sa vie de looser new-yorkais. Ce marathon de l’amaigrissement n’est qu’un fantasme destiné à masquer son malaise face à ce frère hors-normes, à masquer sa culpabilité de l’avoir laissé tomber, d’avoir préféré sa petite vie de famille. Elle le reverra une fois, à l’enterrement de Travis, leur père. Puis, elle ira à l’enterrement d’Edison, mort des suites de son obésité.

 

          Avec Big Brother, Lionel Shriver signe un roman très attachant, qui met en scène des personnages hauts en couleur : on aime le frère et la sœur, si opposés dans leur tempérament, qui finissent par se rejoindre dans le fantasme. Lui est hâbleur ; elle veut se faire toute petite, elle est modeste. Il est joyeux mais derrière cette apparente jovialité se cache une grande détresse, voire une profonde dépression. Il faut dire que la vie d’Edison est faite d’illusions perdues. En effet, alors qu’il était bien parti, il a raté sa carrière.  

          A 17 ans,  il a quitté Los Angeles et un père qui n’arrête pas de ressasser son ancienne célébrité acquise dans une série télévisée : Garde alternée. Lorsque la série s’est arrêtée, sa carrière a fait de même. Il a dû se contenter de modestes prestations dans les supermarchés pendant un temps, puis, plus rien. Par ailleurs, ce père a toujours préféré la famille qui est la sienne dans la série Garde alternée. Ceux qui jouaient le rôle des enfants sont, avec le temps, devenus des quadragénaires « has been », des « loosers » : ils sont le portrait grossissant (sans mauvais jeu de mot) des enfants de Travis Apaloosa, Pandora et Edison ; eux aussi sont à leur manière, des « loosers » et « des has been ».

          Ainsi, après des débuts prometteurs, la carrière d’Edison a capotée. Sa femme l’a quitté, emportant son fils. Alors, il s’est mis à manger, à grossir, et est entré dans un cercle vicieux. Plus il grossit, moins il est demandé. Bref, il devient, en XXL, ce que son père, Travis, est devenu. Quant au fils de  Fletcher, Tanner, il prend le même chemin que celui d’Edison et de Travis : il veut devenir scénariste à Hollywood. Bref, être une star reconnue.

          Mais les personnages ne sont pas le seul intérêt du roman. L’auteur met en abyme le scénario de la série dans laquelle Travis a joué Garde alternée dans l’histoire de Pandora et d’Edison. Car de la même manière que Garde alternée traite du sujet de la garde des enfants entre leurs deux parents, après un divorce, Pandora est prise en tenailles entre son époux et son frère. D’ailleurs, le roman regorge de scènes familiales tragi-comiques et on a l’impression d’être dans une de ces séries télévisées américaines style Notre belle famille.

          La seconde partie du roman aborde le fantasme de Pandora, sœur d’Edison. Pandora s’est mis dans la tête d’aider son frère à maigrir et à retrouver sa beauté de jeune homme. Certes, on se laisse embarquer dans le mensonge, même si Lionel Shriver laisse trainer à droite et à gauche de nombreux indices qui font penser que cette partie, c’est « trop beau pour être vrai ». Le couple frère-sœur est bien trop idéal ! Tout se passe au mieux entre eux alors qu’ils se livrent à un régime astreignant impossible à tenir.                           D’ailleurs, quiconque se lancerait dans un tel régime basé sur des boissons protéinées consommées pendant aussi longtemps se mettrait en grand danger ! Or, Edison devient exactement le frère dont Pandora rêvait. Et puis, lorsqu’Edison confie à sa sœur – car le dialogue s’est installé entre le frère et la sœur – que le point de départ de son obésité, c’est qu’il n’a pas supporté que sa sœur soit devenue célèbre avec ses poupées, on n’y croit pas vraiment. Mais parce que Pandora a une part de responsabilité dans la maladie de son frère, il est nécessaire qu’elle répare, qu’elle soigne son frère.  Cette idée met en avant la nécessaire réconciliation du frère et de la sœur.

          Mais la cruelle vérité est mise à jour dans la dernière partie du roman. En fait, Edison est resté seul et s’est enfoncé encore plus profondément dans la boulimie. Pandora, de son côté, n’a jamais réussi à percer le mystère de cette dépression qui a envoyé son frère au fond du gouffre. Car entre le frère et la sœur, il y a des non-dits, des silences, des sujets qu’on n’ose pas aborder. Disons qu’à la base de cette absence de communication entre le frère et la sœur, il y a la grossophobie communément partagée. Le poids, la nourriture… sont des sujets tabous lorsqu’on est face à un gros. Et puis, le choix égoïste de Pandora, qui est celui de préférer son couple et la famille qu’elle a fondée, c’est aussi le choix le plus logique. Personne ne songe à lui lancer la pierre parce qu’elle a laissé son frère repartir vers sa vie désastreuse à New York.   

          Bref, il dérange, ce Big Brother ; il fait pitié. Bravo à Lionel Shriver qui a su aborder ce thème de l’obésité morbide et de la grossophobie de manière complexe et non réductrice. Les angles sous lesquels elle aborde ces sujets tabous et dérangeants sont nombreux et variés. On sent que cette histoire, c’est sans doute pour elle, du vécu.  

 

 



23/10/2022
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