Joyce Carol Oates : Un livre de martyrs américains / Quand le martyr devient un grand bonheur
Où je m’abuse, où ce roman de Joyce Carol Oates est un véritable chef d’œuvre. Quand on plonge dans Un livre de martyrs américains, on en a, certes, pour un certain nombre d’heures de lecture (le roman fait plus de 800 pages), mais pourtant, on a beaucoup de mal à s’arrêter. Ainsi, Un livre de martyrs américains, énième roman issu de la plume de la très talentueuse Joyce Carol Oates, parait en France en 2019 aux éditions Philippe Rey.
Le 2 novembre 1999, Luther Dunphy, chrétien fondamentaliste, membre de mouvements activistes pour le droit à la vie, abat froidement Gus Vorhees, médecin qui pratique des avortements au centre de femmes de Muskegee Falls, dans l’Ohio. Dans la précipitation, un collègue de Gus Vorhees est également abattu : Timothy Barron. Derrière ces hommes, il y a des familles – des épouses et des enfants. La femme de Luther Dunphy, Edna Mae, sombre dans la dépression après les faits et toute la famille va s’installer chez la tante Mary Kay. Dunphy a autre enfants et l’un d’entre eux – Dawn – est particulièrement touché par les événements déclenchés par l’assassinat commis par son père. Du côté de Gus Vorhees, il y a Jenna, son épouse, et deux enfants : Naomi et Darren. Après la mort de son mari, Jenna se sent incapable de continuer à élever ses enfants et les confie à leur grand-mère. Tout oppose ces deux familles, au niveau culturel et social. Le premier procès de Dunphy n’aboutit pas ; il est annulé. Il faut dire que l’affaire agite les esprits. Le tribunal est entouré de manifestants qui veulent la libération de Dunphy, soldat de Dieu. Le second procès sera moins clément : on commence à oublier Dunphy, d’autres que lui attirent l’attention. Et puis, les événements du 11 septembre ne joue pas en la faveur des crimes commis au nom de la religion. Dunphy est condamné à mort et après de longues années de divers recours et d’appels, il est exécuté en 2006. Dès lors, sa fille, Dawn, va tenter de trouver un sens à sa vie et à celle de son père, mort des suites d’une injection léthale. Elle se lance dans la boxe féminine et gagne de nombreux combats. De son côté, la fille de Vorhees, Naomi, tente d’apaiser la douleur causée par l’assassinat de son père ; la mort de Dunphy n’a pas réussi à apaiser la jeune fille. Désormais documentariste, elle décide de se rendre à Muskegee Falls dans l’intention de s’informer sur les lieux et les acteurs du terrible drame qui a causé la mort de son père. Mais les faits remontent à plusieurs années, les gens qu’elle rencontre ne sont pas toujours coopératifs, les lieux sont muets ou n’existent plus. Mais c’est lors de cette enquête que Naomi entend parler de Dawn, la fille de Dunphy, une sacrée boxeuse. Alors, Naomi se fait passer pour une journaliste décidée à faire un reportage sur la boxe féminine et rencontre Dawn qu’elle interviewe. Au fil des questions qu’elle pose, Naomi parvient à faire affleurer la douleur de Dawn. Certes, le temps va passer, mais cette révélation finira par bouleverser Naomi qui révèle enfin à Dawn sa véritable identité. Les deux femmes réalisent le lien qui les unit et tombent dans les bras l’une de l’autre, comme lors d’un combat de boxe.
Avec Un livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates nous propose un roman très dense que le résumé que j’ai proposé ne fait qu’effleurer sans lui donner sa véritable dimension. Certes, comme je l’ai dit, le roman comporte 862 pages bien costaudes.
Le roman confronte deux hommes que tout oppose : d’un côté, nous avons Dunphy, un fou de Dieu. C’est quelqu’un de fort peu cultivé et bourré de contradictions. En effet, ce chrétien intégriste se laisse aller au viol et va voir des prostituées. Certes, il cherche sa voie dans la religion et voudrait devenir pasteur mais il échoue dans cette ambition ; il devient alcoolique et un soldat de Dieu activiste dans les mouvements pro-vie, farouchement opposés à l’avortement. . Après avoir assassiné le docteur Vorhees, Dunphy se retrouve en prison où il développe une véritable obsession pour son corps qu’il travaille sans relâche pour développer sa musculature. Là, il lit la Bible. Enfin, il affrontera courageusement la mort avec en tête une question : Dieu l’a-t-il oui ou non abandonné ? Peut-être un peu comme Jésus sur sa croix a lui aussi douté.
A l’opposé de Dunphy se trouve Gus Vorhees, médecin engagé dans la lutte pour le droit des femmes. Malgré les dangers, il s’implique dans la pratique de l’avortement ; il fait partie de ceux qu’on nomme les pro-choix. Avant d’être assassiné, il avait déjà été harcelé et intimidé par des activistes pro-vie. Après sa mort, sa fille, Naomi, fera plus ample connaissance avec Madelena, sa grand-mère et mère de Gus Vorhees. Celle-ci lui révélera que son fils Gus était un enfant non désiré et qu’elle a songé à avorter avant de décider le contraire. Gus était au courant du problème qu’il a représenté pour sa mère. Par ailleurs, Naomi découvre que Madelena a eu un autre fils, devenu une sorte de philosophe vivant en reclus car très lourdement handicapé. Bref, l’assassinat de son père bouleversera profondément la vie de Naomi, y compris dans ses relations familiales.
Justement, parlons un peu de Naomi, la fille de Gus Vorhees. Après la mort de son père, elle cherchera à faire le deuil d’un père qu’elle considère comme un héros. Son enquête l’emmènera sur les traces de Dawn, son alter ego dans la famille de l’assassin de Gus Vorhees, Dunphy. Et c’est la fille de cet assassin, Dawn Dunphy, qui lui permettra de mener à terme sa démarche de deuil, sans le vouloir.
Il faut dire que Dawn Dunphy est une fille bien étrange. Pour rendre hommage à son père, qu’elle considère comme un héros, et apaiser la souffrance, elle s’engage dans la boxe, comme si prendre des coups lui permettait de soulager sa douleur. Par ailleurs, en prison, son père avait également entrepris un gros travail sur son corps afin d’en faire une arme destinée au service de Dieu. Dawn veut, elle aussi, se battre et son pseudonyme dans la boxe, c’est « le marteau de Jésus ». Ainsi, comme son père avant elle, Dawn travaille son corps, et la boxe - donner et recevoir des coups - c’est une manière de rejouer le combat qui existe entre les pro-vie et les pro-choix. Par ailleurs, le parcours de Dawn sera douloureux : cette fille sera harcelée et humiliée par les garçons ; sa vie sentimentale est de l’ordre du néant ; sans doute est-elle une lesbienne qui s’ignore ; peu éduquée, elle peine à s’exprimer devant Naomie.
D’un manière générale, dans Un livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates traite du sujet de l’avortement et des questions morales qu’il pose. Une femme enceinte peut-elle, doit-elle, avoir le choix de décider du sort de l’enfant qu’elle porte en elle ? Au-delà de ce débat, même si on se doute que Joyce Carol Oates se situe du côté des pro-choix, sans doute, en elle, il y a cette question qui la taraude. Ainsi, le roman ne prend pas vraiment parti et cherche à mettre en balance les enjeux et les paramètres complexes de cette question et pour ce faire, l’auteure incarne ces débats dans des personnages qu’elle cerne impeccablement dans leurs contradictions, leurs croyances, voire leurs fanatismes.
Cependant, si le sujet de l’avortement est au cœur du roman, celui de la peine de mort l’est également. Si l’avortement est, pour certains, un assassinat, que dire de l’exécution légale d’un homme ? Le roman comporte un terrible passage : celui de l’exécution de Dunphy par injection létale. De temps à autre, en italique, le roman traduit les pensées de personnages dont l’existence est à un moment, mêlée à celle des quatre personnages principaux. Entre autre, il y a Luther Crowe, surveillant de la prison où croupit Dunphy. C’est lui que le sort désignera pour mettre à mort Dunphuy. Son témoignage est terrible car l’exécution se passe mal et Dunphy souffrira pendant deux heures avant d’expirer. On sait que de nombreuses exécutions par injection létale se passent mal. Ainsi, Joyce Carol Oates ne peut laisser personne indifférent face à la question de l’exécution d’un être humain car elle combine, dans cette scène, toutes les horreurs possibles.
Enfin, - mais je pourrai encore ajouter d’autres considérations tant ce roman parait inépuisable ! – Un livre de martyrs américains pose la question des femmes dans un monde où ce sont les hommes qui décident pour elles. Certes, la conception d’un enfant concerne les deux sexes. Mais la gestation concerne plutôt les femmes, il me semble. Or, sur ce sujet également, ce sont les hommes qui semblent décider. D’autre part, Dawn, la fille de Dunphy, se bat sous les injures des hommes dans un monde dominé par les hommes, celui de la boxe où règne une terrible misogynie.
Ainsi, Un livre de martyrs américains est un roman qui parle de souffrances et comme son nom l’indique, de martyrs. Il y a ceux qui le sont au nom d’une cause, d’autres qui le sont sans l’avoir choisi. Ceux-là sont des enfants.
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