Joyce Carol Oates : La fille du fossoyeur / Un roman qu’on n’enterre pas.
Voilà bien une paire d’années que je n’ai pas mis le nez dans un livre de Joyce Carol Oates ! C’est avec un immense plaisir que je retrouve cette auteure que j’apprécie particulièrement. Le roman que je propose cette semaine s’intitule La fille du fossoyeur, écrit par Joyce Carol Oates en 2007 et paru en 2008 aux éditions Philippe Rey.
En 1936, la famille Schwart fuit l’Allemagne nazie pour tenter sa chance en Amérique. C’est sur le bateau, dans le port de New York que naît la petite Rebecca. Les Schwart s’installent à Milburn dans l’Etat de New York. Le père, Jacob trouve un emploi de fossoyeur dans cette ville et toute la petite famille s’installe dans la petite baraque de pierre attenante au cimetière. Cependant, Jacob a du mal à s’adapter à cet emploi, à s’intégrer à la population américaine qui, de toute façon, le rejette. En Allemagne, il était professeur de mathématiques et le voilà à entretenir un vieux cimetière humide ! Quelle déchéance ! Jacob commence par devenir taciturne, il boit et sait parfois se montrer violent envers sa femme et ses enfants. Le jour où, dans la nuit d’Halloween, Jacob trouve son cimetière saccagé et couvert de croix gammées, tout bascule pour le vieil homme qui devient fou, violent, alcoolique. Il achète un fusil pour se défendre…. mais c’est contre son épouse Anna et contre lui-même qu’il tourne l’arme. La petite Rebecca se retrouve orpheline car ses frères, depuis longtemps, ont quitté la famille. Pendant quelques années, la petite fille sera prise en charge par son ancienne institutrice qui tente de faire d’elle une bonne chrétienne. Peine perdue ! Rebecca veut vivre sa vie. Elle s’enfuit et trouve un emploi de femme de ménage à l’hôtel de la ville. Là, elle rencontre un client : Niles Tignor, dont elle tombe amoureuse. Elle finit par l’épouser et par avoir un fils : Niley. Cependant, Tignor est un mari violent, aux activités louches. Rebecca le quitte. S’ensuivent quelques années d’errance à travers l’Etat de New York : il ne faut pas que Tignor la retrouve ! Un jour, Rebecca, qui a changé d’identité – elle s’appelle désormais Hazel Jones – rencontre Chet Gallagher, un pianiste de jazz issu d’une riche famille. Elle finira par l’épouser tandis que son fils, Niley (qui s’appelle désormais Zach) brille dans ses études de piano. Un jour, Hazel retrouve par hasard une cousine Freyda qui aurait dû venir vivre avec elle dans la maison du fossoyeur, mais dont le bateau fut renvoyé en Europe. Folle de joie à l’idée de retrouver un peu de famille, Hazel-Rebecca entreprend une correspondance passionnée avec sa cousine qui finit par souhaiter la rencontrer.
La fille du fossoyeur est un roman d’une extraordinaire densité que le résumé ici présenté peine à rendre. L’œuvre rend compte de l’itinéraire difficile d’une femme déracinée dans un monde d’hommes peu amènes. Rebecca est juive : sa famille est originaire d’Allemagne. Cependant, elle naît sur le sol américain. Alors qu’elle est enfant, son père, Jacob, interdit à toute sa famille de prononcer le mot « juif », de parler de l’Allemagne : Rebecca n’a donc pas de véritables racines. Durant toute sa vie, elle va chercher à s’émanciper de ses origines troubles : mariage, changement de nom, puis d’identité, ascension sociale grâce à son second mariage… elle veut à tout prix devenir une vraie américaine, jusqu’à son apparence qu’elle finit par soigner. Cependant, quelque chose lui manque, la tourmente inconsciemment : ses origines. A travers sa cousine Freyda, c’est Rebecca Schwart qu’elle cherche à retrouver. La fille du fossoyeur touche donc un point sensible de la culture américaine : le déracinement et la résilience.
Par ailleurs, Joyce Carol Oates nous offre un portrait de femme tourmentée et combative dans l’Amérique d’après-guerre. Petite fille plus ou moins rejetée par ses camarades, accablée par une éducation rude et sans amour, elle épouse un premier homme violent et imprévisible. Elle travaille à l’usine pour nourrir son fils : son époux, souvent absent, lui laisse peu d’argent. Elle craint les hommes et leur violence, elle évite leur regard, évite de les provoquer, de répondre à leurs avances. Elle a conscience de n’être qu’une femme dans un monde d’hommes qui ont le pouvoir de la blesser physiquement et moralement. Lorsqu’elle finit par se sentir respectable et respectée, c’est à un homme qu’elle le doit : son second époux, Chet Gallagher. Sa vie alors ? C’est la réussite de son fils. Bref, Joyce Carol Oates observe sans complaisance la condition féminine dans une Amérique machiste et raciste.
Cependant, rien n’est négligé dans La fille du fossoyeur : chaque personnage, même le moins important est saisi dans ce qu’il a de complexe et d’obscur : la violence de Jacob Schwart est contrebalancée par quelques éclairs d’amour : un geste, un regard saisis sur le vif. Anna, la mère, écrasée par un mari qu’elle redoute, sait néanmoins distiller des moments de bonheur et de liberté à ses enfants, le temps d’allumer la radio en cachette de Jacob et d’écouter un air de musique… Byron Hendricks, l’homme qui suit mystérieusement Rebecca, personnage secondaire, étrange, inquiétant et rassurant à la fois, dont on découvrira l’histoire à la fin du roman…. Le paysage de la région de Chautauqua Falls qui est saisi au fil des saisons dans son aspect brumeux, rude et parfois oppressant : oui, Joyce Carol Oates n’omet aucun détail qu’elle restitue dans une écriture fiévreuse et dense.
Ainsi, à travers la biographie d’une femme simple qui conjugue ses origines européennes avec une américanité revendiquée, Joyces Carol Oates nous offre le portrait complexe d’un pays qui offre sa chance à qui sait et veut la saisir, mais qui peut aussi se montrer impitoyable pour celui qui n’a pas la force de se battre face au machisme, au racisme et à l’antisémitisme ambiants.
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