LECTURES VAGABONDES

LECTURES VAGABONDES

Jonathan Littell : Les Bienveillantes / A lire en mode veille…

     

              Aujourd’hui, nous allons nous attaquer à un monstrueux roman ! Un des plus longs parus dernièrement. Peut-être vous souvenez-vous du fameux prix Goncourt 2006 (également prix du roman de l’Académie française) ? Les Bienveillantes, c’est un roman de Jonathan Littell paru en 2006 aux éditions Gallimard.

 

          Bien après la guerre, le docteur Maximilien Aue décide d’écrire ses mémoires d’officier SS et d’expliquer comment et pourquoi il a participé aux horreurs nazies qui se sont déroulées sur le front russe, en Allemagne et ailleurs. C’est en Ukraine, au début de la seconde guerre mondiale que le docteur Maximilien Aue devient Hauptsturmfürher, officier SS chargé d’enquêtes de sécurité. Là, il est témoin – un témoin parfois actif – des abominations de la Shoah par balle, notamment celles de Kiev qu’on appelle de manière pudique la Grande Action. Sa seconde mission se déroule dans le Caucase. Là, de nombreux peuples et ethnies différents se mélangent. Il faut faire attention à ne pas tuer n’importe qui n’importe comment car il faut assurer la paix des ménages. C’est pourquoi, la question juive fait donne lieu à de nombreux débats : il faut déterminer quel est le degré de judéité de tel ou tel peuple. Cependant, le docteur Aue tombe malade et dépérit. Pendant quelques temps, il part se reposer au bord de la mer de Crimée avant de se retrouver en première ligne : sur le front russe, à Stalingrad. Il a alors pour mission d’informer les autorités nazies de la situation des soldats allemands tandis que l’hiver russe décime les troupes. Cependant, notre héros est grièvement blessé lors d’une attaque russe contre les forces allemandes. Il passe sa convalescence à Berlin et prend au passage du galon – il est désormais Obersturmfürher. A l’occasion de cette pause, il revoit sa sœur jumelle, Una, et c’est alors que tous ses souvenirs passés resurgissent. En effet, Max Aue est amoureux d’elle et ensemble, ils ont eu des relations incestueuses dans leur enfance. Désormais, elle est mariée et inaccessible, ce qui rend fou notre héros. Retour également en France où il retrouve, sur la côte d’Azur, sa mère, désormais remariée à un certain Moreau, qu’il déteste. Cependant, avant de repartir pour Berlin, il découvre les cadavres de sa mère et de son époux dans la maison. Désormais, c’est dans la capitale allemande qu’il travaille, au contact d’Himmler, de Speer et d’Eichmann. Sa mission, c’est d’améliorer les conditions de vie des prisonniers dans les camps afin de pouvoir se servir de leur force de travail. En effet, les choses tournent vinaigre pour les forces militaires allemandes : les russes avancent vers Berlin à pas de géant, les anglais bombardent la ville, les américains débarquent sur le sol européen… Nécessité est de mettre un coup d’accélérateur aux efforts de guerre. Cependant, la mission de Aue tourne court : trop de dissensions entre ceux qui considèrent comme primordiale l’économie et la production – c’est le cas de Speer – et ceux qui considèrent avant toute chose l’importance d’exterminer les juifs – comme Eichmann. Les discussions s’avèrent être complétement stériles ; on continue d’exterminer les juifs ; les prisonniers meurent toujours de faim, de froid, de maladie… Et puis Berlin commence à être sacrément endommagée. Bientôt, c’est la débâcle. Alors que sa mission en Hongrie tourne court, Aue se permet de faire une pause dans la maison de sa sœur en Poméranie où son état psychique s’avère être assez inquiétant. C’est son ami Thomas qui l’incite à rentrer à Berlin. Ensemble, ils entreprennent une longue marche apocalyptique parmi les cadavres qui pullulent partout dans la campagne. Mais la situation à Berlin est catastrophique : tout n’est plus que ruine. Aue fera encore un petit tour dans le bunker où le Führer le décore d’une médaille de bravoure. Cependant, alors que le Reich se défait, alors que certains rats quittent le navire, que d’autres se suicident, que d’autres encore se font abattre d’une manière ou d’une autre, on se demande bien ce que va bien pouvoir devenir désormais Aue. Acculé par les policiers qui enquêtent sur la mort de sa mère et du mari de celle-ci, il est sauvé in extrémis par son ami Thomas… qu’il assassine aussitôt afin de s’attribuer les faux papiers que ce dernier possédait. Avec ce viatique en poche, on imagine bien que notre homme se sortira vivant de l’apocalypse nazi.

 

           Fichtre ! Les Bienveillantes, c’est long, très long ! 1387 pages ! Il faut quand même un certain courage pour s’attaquer à un tel monstre ! D’autant plus que ce roman comporte non seulement beaucoup de redondances, mais aussi des scènes et des dialogues plutôt indigestes. Je pense, par exemple, aux innombrables discussions entre Bräutigam et Aue sur les différentes langues – et leurs origines - des différents peuples – et leurs origines – qui parsèment le Caucase. Beaucoup d’érudition ! On frôle la crise d’apoplexie ! Il faut aussi se farcir les scènes d’hallucinations qui touchent le héros à certains moments. Par exemple, celle où, blessé à Stalingrad, il délire et pendant des dizaines de pages… sans-queue-ni-tête. Pénible !

          Quant aux répétitions, elles sont, elles aussi, nombreuses. Tantôt, il s’agit de scènes violentes (juifs exécutés de toutes les manières qu’on connait, scènes de guerre totale, apocalyptiques) ; tantôt, il s’agit de scènes de réunion ou d’entretien entre le héros et tel ou tel autre ; alors, on se perd dans des discussions stériles dont le but est de faire en sorte que le lecteur prenne conscience du traitement administratif de toute chose sous le IIIème Reich, une administration froide, calculatrice, qui est sans cesse à la recherche du profit ou de la méthode la plus rentable pour faire disparaître un peuple entier de la surface de la terre, une administration qui traite la vie humaine comme une marchandise, un produit à détruire. Enfin, nombreuses sont les scènes de promenade à travers les villes et les campagnes qu’elles soient ou non ravagées par la guerre.

            Par ailleurs, Les Bienveillantes comporte aussi son petit lot de trash qu’on retrouve, certes, dans l’évocation des tueries et des massacres perpétrés pendant cette guerre, mais aussi dans l’évocation de la sexualité du narrateur : homosexuel, il est néanmoins amoureux de sa sœur et ensemble, ils se sont livrés à des actes incestueux. A cette occasion, divers fantasmes plus ou moins tordus sont évoqués, mais aussi des scènes de délire orgiaque, des scènes d’hallucinations macabres, perverses, débridées.

        Cependant, le roman recèle une documentation impressionnante sur la guerre. Avec Les Bienveillantes, on plonge au cœur du nazisme pendant la guerre et on se promène à travers les différents endroits stratégiques où celle-ci s’est déroulée : Kiev et la Shoah par balle, Stalingrad et sa célèbre bataille, là où tout bascule pour les Allemands, la destruction de Berlin, à partir de l’automne 1944 ; on va même jusqu’à rencontrer un Führer bien mal en point, dans son bunker, trois jours avant son suicide ! On plonge aussi au cœur de l’administration : une administration lourde, qui veut tout contrôler, organisée en de multiples services qui font leur travail sans savoir ce que font les autres et qui, par conséquent, se contredisent parfois. Par exemple, quand Eichmann est centré sur d’élimination des juifs, Speer s’intéresse davantage à la production et aux ressources humaines destinées au travail et les juifs en font partie. D’une manière générale, de nombreux nazis sont corrompus, eux qui prônent la pureté ! Il est vrai qu’il est tellement facile de s’accaparer et de disposer des biens des juifs. Voler les juifs, c’est presque légal !  

          Pourtant, si on considère les choses avec recul, cette administration dans son principe, fonctionne comme toutes les autres.  Et c’est bien là que le roman peut déranger : les nazis ne sont pas des monstres ; ce sont des hommes comme les autres, qui font leur travail, qui se soumettent à leur hiérarchie. N’importe qui peut être un nazi. Chacun exécute une parcelle de la mission globale du IIIème Reich, selon le principe de la division du travail. Mis ensemble, ces petits organes finissent par former cette effroyable machine monstrueuse qu’est le IIIème Reich tandis que personne ne se sent véritablement responsable de toute cette horreur.   

          Autre élément caractéristique du roman : la pléthore de vocabulaire allemand. Les acronymes désignant différentes structures du IIIème Reich (RSHA, SP, SD etc…), les appellations des différents grades au sein de la SS ou de la Wehrmacht sont présentes à chaque paragraphe si bien qu’on se noie un peu dans tout ce fatras verbeux. Il faut accepter la présence de ces mots qu’on comprend intuitivement, sinon on passe son temps à se reporter au lexique qui se trouve à la fin du roman et la lecture devient alors un parcours de sauts d’obstacles. Sans doute est-ce là une volonté de l’auteur qui cherche à montrer à quel point l’appareil administratif nazi est organisé de manière sclérosée, selon une stricte hiérarchie. J’ai donc décidé de lâcher-prise et d’accepter tous ces mots retors sans chercher leur traduction, ce qui aurait ruiné mon plaisir de lectrice.

           Et tout ce petit monde fonctionne en vase clos, en comité restreint. En effet, le narrateur se balade aux quatre coins de l’Europe et rencontre toujours les mêmes personnes qui se casent et se recasent sur un poste ou sur un autre. Bref, c’est une petite poignée d’hommes interchangeables, obéissants, parfois fanatiques, parfois opportunistes, qui est à la tête du IIIème Reich et qui impose sa loi à une grande partie de l’Europe. C’est ainsi que le roman propose aussi quelques portraits de nazis célèbres – Speer, Himmler, Eichmann, principalement – et des relations qu’ils ont entretenues entre eux, mais aussi avec leurs services.    

          Pour terminer, parlons un peu du héros. Maximilien Aue n’est pas véritablement un personnage antipathique. Certes, il adhère aux thèses nationales-socialistes mais considère le massacre des juifs comme une erreur et éprouve un certain malaise devant les tueries et le génocide. Comme d’autres, il tombera malade du fait d’un constant voisinage avec la mort. Cependant, peu à peu, notre héros devient trouble : il évoque l’amour fou qui le lie à sa sœur, allant jusqu’à avouer les relations incestueuses qu’il a entretenues avec elle. Désormais, il n’a plus que des relations homosexuelles sans lendemain. Puis, le récit d’Aue se pare d’éléments fantastiques ; l’irréel se mêle au réel et on devine, à la fin, qu’il est sans doute le meurtrier de sa mère et de son beau-père. Par ailleurs, il abat de sang-froid plusieurs hommes parmi lesquels on trouve son ami Thomas. Voleur, tueur… notre héros a de plus en plus le profil d’un psychopathe.

          Reste le titre, mystérieux, car, inutile de le dire, il n’y a guère de bienveillance dans Les Bienveillantes. Après recherche, j’ai découvert que le titre fait référence à l’Orestie d’Eschyle, dans laquelle les Erinyes, déesses vengeresses qui persécuteraient les hommes coupables de parricide. Il est vrai que lorsqu’on considère toute cette époque de guerre et de massacres, on se demande si l’humanité n’a pas été alors la proie d’une sorte de folie meurtrière, une folie de destruction.

          Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’il faut une certaine volonté pour affronter ce pavé pas toujours très digeste. Cependant, il a comme intérêt de donner la parole au bourreau, ce qui est relativement rare concernant le génocide des juifs (on pense, cependant, à l’excellent La mort est mon métier de Robert Merle). Par ailleurs, il immerge totalement le lecteur dans cette effroyable apocalypse qui a ravagé l’Europe, à cette époque-là. En tout cas, Les Bienveillantes ne fait pas partie de ces lectures tièdes qu’on oublie vite. Ce roman laisse un souvenir marquant et juste de cette abominable guerre.  



12/03/2023
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