LECTURES VAGABONDES

      Plonge-t-on dans un rêve lorsqu’on lit La vie rêvée d’Ernesto G de Jean-Michel Guenassia ? C’est ce que nous allons voir maintenant, après avoir précisé que ce roman paraît en 2012 aux éditions Albin Michel.

            Joseph Kaplan naît et grandit à Prague dans une famille où on est médecin de père en fils. Ses études, il va les poursuivre à Paris où il en profite pour mener une vie dissolue. Chercheur acharné, il part pour l’Algérie lorsqu’il apprend qu’un poste est à pourvoir à l’institut Pasteur d’Alger. Là, il rencontre Maurice, un jeune homme qui a pour ambition de faire fortune dans l’immobilier. Très vite, un duo de couple se forme. Joseph fréquente en effet, Nelly, une actrice de théâtre, tandis que Maurice s’amourache de Christine, actrice elle aussi, mais surtout féministe engagée. La seconde guerre mondiale va bouleverser cette joyeuse vie. En effet, Joseph est juif et son patron, Sergent, pour le mettre à l’abri des persécutions, l’envoie dans l’arrière-pays de Sidi-Bel-Abbès, endroit très inhospitalier, où notre héros est censé soigner la population locale et faire des recherches sur le paludisme. A son retour à Alger, il apprend que Nelly vit désormais avec un acteur tandis que Christine tombe bientôt enceinte de Maurice. Elle subit un avortement qui se passe mal ; Joseph la soigne et se rapproche d’elle. Lorsque Maurice déclare qu’il va bientôt épouser une certaine Louise, Joseph et Christine décident de quitter ensemble l’Algérie pour Prague, ville natale de Joseph. Là, ils font la connaissance de Pavel et de Térésa qui deviennent leurs amis. Ludvik naîtra de l’union de Pavel et de Térésa, tandis qu’une fille – Helena – et un fils – Martin - vont bientôt faire le bonheur de Joseph et de Christine. Pendant un temps, Joseph sera député tandis que Pavel occupe des fonctions importantes au sein de l’ambassade de Sofia. Alors que la dictature communiste se livre à des actes d’épuration en Tchécoslovaquie, Pavel disparaît. Bientôt, Christine, elle aussi, disparaît : elle est retournée en France avec Martin pour voir sa mère et n’est jamais rentrée. Nous sommes désormais dans les années 60. Helena et son père, Joseph, se sont installés loin de Prague, à la campagne où le médecin s’apprête à prendre la direction d’un sanatorium. Cependant, les autorités le forcent à remettre à plus tard l’ouverture de l’établissement. En effet, un malade très important doit être soigné là dans le plus grand secret et c’est Joseph qui a été désigné comme médecin personnel de l’argentin Ramon Benitez. Très vite, sa véritable identité est révélée : il s’agit d’Ernesto Guevara, autrement dit, le Che, qui a mené la révolution cubaine. Après des pérégrinations en Afrique, il est tombé malade. Cependant, Helena se rapproche de lui et ensemble, ils vont s’installer à Prague. Après une mystérieuse absence, Ernesto revient et propose à Helena de quitter la Tchécoslovaquie pour l’Argentine. La jeune femme accepte. Cependant, au moment de partir, son père, Joseph, est arrêté et la police fait chanter Helena : soit elle quitte Ernesto et son père sera libéré, soit elle s’obstine à vouloir partir avec lui et son père sera exécuté. Helena rompt avec Ernesto qui part seul. Bientôt, elle donne naissance à un fils : Antonin et découvre, en regardant la télévision, qu’Ernesto est mort, tué par l’armée bolivienne. Par la suite, elle épousera Ludvik, et aura, avec lui, plusieurs enfants. Après la chute du mur de Berlin, Joseph se rend en France et retrouve Christine, désormais atteinte d’Alzheimer ; elle ne le reconnaît plus. Son fils, Martin, est en prison ; il a mal tourné. Plus tard, lorsque les dossiers à la Sécurité d’État seront consultables, Helena découvrira que son idylle avec Ernesto était surveillée, notamment par… Ludvik, son mari, dont elle divorcera ensuite. Quant à Ernesto, il fallait qu’il reste actif et il était hors de question qu’il parte pour mener une vie conjugale tranquille ; voilà pourquoi la police a orchestré sa rupture avec Helena. A cent ans, Joseph, encore de ce monde, fait un bilan de sa vie : il n’a pas vécu libre ; d’autres que lui ont choisi, pour lui, le destin qu’il a embrassé.

          Avec La vie rêvée d’Ernesto G, encore une fois, Jean-Michel Guenassia nous embarque dans un roman très plaisant, dans lequel on s’attache aux personnages ; ces derniers ont une certaine consistance et l’histoire de leur vie se déroule d’une manière qui suscite l’intérêt.

       Cependant, encore une fois, Jean-Michel Guenassia nous confronte à un problème de construction dans son roman. En effet, la fin de La vie rêvée d’Ernesto G est précipitée et abrupte ; elle se produit d’ailleurs après une ellipse de plusieurs années. Pourquoi avoir autant développé la vie de Joseph à Alger, dans sa jeunesse – qui n’a pas grand intérêt – et pas celle qu’il mène lorsqu’il prend de l’âge ? 

      De même, si on considère les relations de Joseph avec d’autres personnages, pourquoi avoir mis l’accent      sur ses amis Maurice et Pavel et avoir quasiment totalement omis de creuser celles qu’il aura avec la femme de Pavel lorsque ce dernier aura disparu ? Il semble bien que certains personnages soient développés et étoffés tandis que d’autres restent à l’état de squelettes et que la raison de ce fait n’est autre que le moment où ils apparaissent dans l’œuvre. D’abord inspiré, Jean-Michel Guenassia développe à outrance les événements et les personnages qu’il raconte. Puis, au fil de l’œuvre, l’inspiration le quitte, il semble ne pas vraiment savoir où il va, alors il résume de plus en plus son histoire.

      Par ailleurs, on se demande pourquoi ce roman s’appelle La vie rêvée d’Ernesto G. en effet, le Che n’apparaît que dans le dernier quart du roman duquel il disparaît assez vite. Ernesto Guevara ne serait-il donc alors qu’un rêve ? Il faut dire que la tentation de la normalité semble bien ici être le rêve de cet intrépide révolutionnaire qu’on imagine totalement engagé dans l’action politique. Jean-Michel Guenassia fait donc de cet être au destin exceptionnel, de cette icône de la révolution rouge, un aspirant chef… de famille, comme un simple monsieur tout le monde. Sans doute l’auteur joue-t-il à inverser les choses : tandis que tout un chacun peut être amené à rêver de devenir un héros, ce héros qu’est Che Guevarra rêve de normalité ; il rêve de mener la vie de Joseph qui est médecin, tout comme lui-même aurait pu l’être si un autre destin ne l’avait pas appelé ailleurs. Il est vrai que l’herbe semble toujours plus verte dans le pré d’à côté et qu’on rêve souvent de ce qu’on n’a pas.

        La vie rêvée d’Ernesto G, c’est aussi un roman qui traite du classique thème de la désillusion. En effet, notre Che est en pleine crise de doute et ne croit plus au communisme ; il constate à quel point le pouvoir du peuple par le peuple est corrompu, à quel point il a été en réalité confisqué par quelques hauts dignitaires qui se gobergent en bâillonnant un pays tout entier. Ernesto G ne veut plus servir cette idéologie car il est et reste un puriste : il combat pour la liberté du peuple, pour plus d’égalité, plus de bonheur, et plus de justice.

      Enfin, ce roman donne une vision tourmentée du XXème siècle. Celui-ci aura été marqué par des guerres, notamment la seconde guerre mondiale et la guerre d’Algérie, évoquées ici. Joseph connaîtra ensuite le joug de la dictature communiste. Ces violences de l’Histoire façonneront le destin du juif Joseph Kaplan, médecin et biologiste doué qui connaîtra deux exils : l’un en Algérie, pendant la seconde guerre mondiale lorsqu’il doit se cacher dans le bled, puis l’autre dans un sanatorium loin de Prague, où il fuit les tourments de la dictature.

        Ainsi, malgré ses défauts, La vie rêvée d’Ernesto G est un roman qu’on lit avec plaisir. Certes, il ne laissera pas un souvenir impérissable car pour le coup, la vie réelle d’Ernesto Guevara est plus belle que ses supposés rêves évoqués dans le roman.