Amélie Nothomb : Stupeur et tremblements / le séisme-tsunami-nothomb
Stupeur et tremblements, c’est l’expression ad hoc pour désigner l’état dans lequel je me trouve en ce début de vacances dans les Cévennes : il fait y froid, et je ne sais pas ce qui m’a pris d’aller y camper en plein mois d’Avril alors qu’en Tunisie, des hôtels clubs de luxe à 400 euros la semaine tout compris m’attendent, les bras grands-ouverts. Mais Stupeur et tremblements, c’est surtout le titre d’un des meilleurs Nothomb, qu’Amélie a écrit et fait paraître (comme à son habitude), chez Albin Michel en 1999.
Elle y relate une part de son expérience passée dans une entreprise japonaise : l’entreprise Yumimoto. Embauchée pour un an en tant qu’étrangère, la belle Amélie peine à trouver sa place au sein de la boîte d’import-export : elle s’occupe d’abord du café, puis, Monsieur Saito lui demande de faire des photocopies… Bref, les supérieurs ne savent pas trop à quoi l’employer. C’est Monsieur Tenshi qui lui donne un premier travail secret (il n’est pas son supérieur) : elle doit rédiger un rapport sur les besoins des japonais en beurre allégé et la possibilité de travailler avec une entreprise de produits belges ; Amélie s’acquitte de cette tâche avec succès, mais le binôme secret Tenshi-Nothomb est bientôt dénoncé par la supérieur directe d’Amélie : la belle et fascinante Fubuki Mori. S’ensuit une longue descente aux enfers pour la jeune belge… Elle termine son année de travail lamentablement consignée au nettoyage des toilettes du 43ème étage de la société Yumimoto.
Ce roman de Nothomb offre cette particularité qu’il semble assez largement autobiographique et qu’il égratigne, avec beaucoup de tendresse et d’humour, le fonctionnement de l’entreprise japonaise dans ses mœurs particulières et ses absurdités kafkaïennes.
Tout d’abord, le monde de l’entreprise japonaise : c’est un monde cloisonné et extrêmement hiérarchisé ; tellement hiérarchisé que même l’administration française est battue. En ce sens, les premières lignes du roman sont assez croustillantes :
« Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori, qui était ma supérieure. Et moi, je n’étais la supérieure de personne ».
Fichtre ! Quatre couches de supérieurs ! Il faut le faire. En réalité, on ne sait pas trop en quoi consiste le travail des supérieurs. Chacun effectue sa tâche dans son coin. Par ailleurs, il semble que le simple fait d’être supérieur autorise ledit supérieur à infliger toutes les humiliations possibles à ses subalternes. C’est ainsi que Monsieur Omochi passera plusieurs fois ses nerfs sur Amélie, monsieur Tenshi, mais aussi mademoiselle Mori… Question de caractère, certes, car monsieur Haneda, le grand chef, reste toujours calme, maître de lui, courtois avec tout le monde. Ceci dit, si on tombe sur un petit chef qui se prend pour un grand chef… eh bien, la mentalité japonaise exige la soumission de tout subalterne : par conséquent, même les propos orduriers sont acceptés s’ils émanent du supérieur.
Ce rapport hiérarchique très sclérosé et sclérosant implique une absence totale de communication entre les individus, sauf à travers des ordres, des humiliations d’un côté, de l’obéissance et du silence, de l’autre. A ce propos, les relations qui s’installent entre Amélie-San et Fubuki-San sont tout à fait significatives. Amélie est fascinée, vaguement amoureuse, de Fubuki : elle est si belle ! Véritable incarnation de la beauté japonaise : pureté et délicatesse des traits, du teint, finesse du nez… Oui, Amélie est sous le charme. Voilà pourquoi elle accepte les humiliations qui lui sont infligées par Fubuki. C’est la seule façon pour les deux femmes de se dire leur attirance, de donner et de recevoir du plaisir. Fubuki éprouve du plaisir à mettre Amélie plus bas que terre / Amélie éprouve du plaisir à voir dans les yeux de la belle Fubuki le plaisir qu’elle lui procure en acceptant de se soumettre aux humiliations. On entre ici dans la complexité du désir amoureux qui, loin d’élever les âmes humaines, met plutôt à jour leur sauvagerie primitive pétrie de sadisme et de masochisme, de pulsion dominatrice et de pulsion de soumission. Ces pulsions sont décuplées par les rapports hiérarchiques inhérents au monde du travail, monde artificiellement organisé, jeu de société auquel tout le monde s’amuse avec beaucoup de sérieux : personne n’ose bouleverser ses règles. Les interdits verbaux entre un supérieur et un subalterne engendrent une violence et une frustration que Fubuki et Amélie n’assouvissent que dans l’acharnement sadomasochiste.
Entre temps, Nothomb aura comparé sa relation avec Fubuki à celle de Bowie et de Sakamoto dans le film d’Oshima : Furyo… relation paradoxale s’il en est ! Mais cette attirance entre le japonais et l’anglais n’est pas seulement à mettre sur le compte de l’homosexualité : il y a, entre l’orient et l’occident, une véritable relation de séduction amoureuse de type hétérosexuel : pour l’occidentale qu’est Amélie, l’autre, c’est l’orientale Fubuki et vice-versa. Oui, l’attirance des femmes l’une pour l’autre est aussi celle entre deux cultures opposées et par conséquent complémentaires.
Autres points intéressants du roman : les paradoxes de la société japonaise… enfin : ce que nous, occidentaux, nous trouvons paradoxal. Tout d’abord, le délire ou la folie humaine, au Japon, font quasiment totalement partie de la normalité : Amélie, harcelée par Fubuki, doit faire un bilan comptable des frais de déplacement du personnel de l’entreprise. Notre pauvre héroïne n’est pas gestionnaire pour deux sous… Elle s’enferre dans des calculs sans fin… elle décide d’y passer ses jours et ses nuits… Jusqu’au délire, qui la surprend, une nuit : elle se sent être une réincarnation féminine de Jésus, figure emblématique du délire paranoïaque. Eh bien ! Le lendemain matin, les employés de Yamamoto retrouvent Amélie à moitié nue et couverte des ordures des diverses poubelles qu’elle a renversées sur son corps, dans son délire… Elle a craqué. Qu’elle se repose un peu ! Ça arrive à tout le monde, le délire, quand on est fatigué, qu’on ne dort pas, qu’on est obsédé par une activité, une idée, etc… Voilà comment la société japonaise conçoit les bouffées délirantes aigües : là où, en France, il y aurait belle lurette qu’on aurait été interné, avec camisole chimique (neuroleptiques) ou électrochocs… histoire de se calmer un peu et de retomber sur terre, au Japon, le surmenage au travail, et la fatigue qu’il entraine est chose courante et totalement admise, jusqu’aux limites du cerveau humain.
Autre paradoxe intéressant de la société japonaise : l’éducation des femmes. Amélie Nothomb met parfaitement à jour ce qui ressort de la culture ancestrale et ce qui ressort de la culture moderne. Les exigences contradictoires de l’une et de l’autre sont demandées aux femmes. Eh oui ! Il faut être à la fois totalement insensible à tout plaisir charnel (manger et aimer, surtout) qui souille, qui avilit la femme, mais également, être une femme mariée, mère de famille avant 25 ans, mais également travailler, être indépendante, comme toute femme moderne qui se respecte… Bref, un emploi du temps fait de devoirs divers et contradictoires, qui font de toute vie de femme au Japon, une vie non choisie et sans plaisir.
Je n’oublierai pas le sens de l’humour d’Amélie, toujours présent dans ce roman plus que dans tout autre… elle fait preuve ici d’un grand courage (avouer ses penchants homosexuels) et aussi d’un grand sens de l’auto-dérision. Si acide sulfurique ressemble à Stupeur et tremblements dans les thèmes abordés, il y a, ici, une authenticité qu’on peine à retrouver dans le roman qui suit… voilà pourquoi celui si mériterait peut-être d’être dans la catégorie poids lourds… Mais, je ne sais pourquoi, j’attends toujours mieux d’Amélie….
C’est mon côté sadique Fukubi !
Quoiqu’il en soit, Amélie, comme Fubuki à son heure, je t’envoie un petit mot d’amour : « félicitations, Amélie-San » pour ce très beau roman.
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