LECTURES VAGABONDES

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Amélie Nothomb : Mercure / températures en hausse.


                En ce mois de Février 2012 aux températures polaires, le mercure est bien la chose qui préoccupe quotidiennement les Français. Il est donc de bon aloi de proposer aujourd’hui un roman qui réchauffera un peu, sinon les corps, du moins les esprits. Voilà pourquoi je propose de un petit détour par le très bon roman d’Amélie Nothomb : Mercure, paru en 1998 aux éditions Albin Michel.

                Françoise Chavaigne, infirmière, est engagée par Omer Loncours pour soigner la fièvre de sa protégée : Hazel, sur l’île de Mortes-Frontières. La jeune fille a soi-disant été défigurée par un bombardement qui l’a laissée orpheline, bombardement à la suite duquel elle a été recueillie par le Capitaine Omer Loncours qui en a fait sa maîtresse. Hazel vit recluse et cachée sur l’île depuis cinq ans. Très vite s’installe entre les deux femmes une sympathie partagée. Cependant, l’infirmière se retrouve à son tour prisonnière de Loncours et de Mortes-Frontières : le vieil homme a en effet découvert que Françoise introduisait du mercure destiné à permettre à Hazel de découvrir la vérité : elle n’a jamais été défigurée ; elle est la plus belle femme du monde. En effet, le tortionnaire a banni de l’île toute forme de miroir. Par ailleurs, il espionne les conversations des deux jeunes femmes : impossible donc, de révéler la vérité à Hazel. Cependant, Omer Loncours n’en est pas à son premier coup d’essai : 30 ans auparavant, il a séquestré et aimé Adèle qui a fini par se suicider. Une nuit, Françoise réussit à pénétrer dans la chambre d’Hazel…. S’ensuivent deux fins possibles qui établissent cependant toutes deux le triomphe de l’infirmière sur le tortionnaire. La première rend la liberté à Hazel qui vit cependant auprès de Françoise à New-York. La seconde, plus perverse, propose un renversement des rôles entre Omer Loncours et Françoise Chavaigne qui devient celle qui séquestre Hazel sur l’île de Mortes-Frontières.

                Nous retrouvons avec plaisir les thèmes fétiches d’Amélie Nothomb réinventés ici avec beaucoup de densité et de brio : le lien entre la beauté et la monstruosité, la perversion qui découle du sentiment amoureux, la question sado-masochiste des rapports humains, ici posée au travers d’un trio infernal.    

Commençons donc par Françoise, l’infirmière. Sous des faux-semblants de second rôle, de spectatrice d’une situation établie depuis cinq ans, c’est elle qui redistribue les cartes, les bouleverse, les malmène. Elle est donc, en réalité, au centre du roman et justifie son titre. D’abord parce qu’elle introduit le stratagème du mercure comme surface réfléchissante capable de révéler la vérité à Hazel, ensuite, parce que le symbole du messager des dieux, Mercure, c’est le Caducée et que Françoise est infirmière, enfin, parce que Françoise est véritablement une messagère inespérée pour Hazel : en lui révélant la vérité sur sa beauté, elle peut la libérer de l’emprise d’Omer Loncours.

Libératrice, Françoise ? Pas si sûr. Hazel vit depuis cinq ans dans la conviction de sa laideur qui la place en position de victime face à Omer Loncours qui dispose d’elle comme il l’entend. La jeune fille supporte mal les nuits d’amour que lui impose le vieil homme. Cependant, cette situation ne va pas sans un certain confort moral : Hazel est convaincue de n’avoir aucun pouvoir, de n’avoir aucune vie possible en dehors des confortables frontières de sa prison. Elle n’a donc pas à décider, elle n’a donc pas à prendre sa vie en main. Nous touchons ici à l’ambigüité liée à l’incarcération : le prisonnier finit par aimer son enfermement qui l’exempte de toute responsabilité, de toutes les charges morales liées à la liberté. En révélant à Hazel la vérité, elle la libère peut-être d’Omer, mais elle la rend esclave des conséquences de sa beauté sur le monde : l’envie des autres, le choix d’un amour plutôt qu’un autre. Par ailleurs, il semble que la prison dans laquelle se trouve Hazel soit surtout psychologique : elle est enfermée dans une image d’elle-même qui décide de son destin. Ainsi sommes-nous les instigateurs de nos propres limites, de nos propres freins.

Vient ensuite le personnage d’Omer Loncours : vieil homme laid et repoussant, il use du mensonge pour posséder d’abord Adèle, ensuite Hazel. La fin justifie les moyens : c’est cette loi implacable et violente qui dirige tout sentiment amoureux, sentiment égoïste, possessif et finalement assez immonde. Le rapport de force est le maître-mot, en la matière : pour posséder l’être qu’on aime, on est près à lui faire du mal, à le priver de liberté, à l’asservir. L’amour est davantage destructeur que rédempteur, mais à ces considérations, Amélie Nothomb nous a déjà beaucoup habitués.

Enfin, plus que tout autre roman de Nothomb, Mercure prend la forme du conte philosophique délicieusement cruel, sorte de réinterprétation moderne de Barbe-Bleue. D’abord parce que l’intrigue se situe entre les deux guerres, vers 1923, et que le monde et l’Allemagne vont vivre, en l’espace de quelques dizaines d’années, deux conflits déchirants qui posent la question du rapport entre le bien et le mal absolu, de la monstruosité morale : ainsi Omer représente-t-il cette monstruosité morale qui s’attaque à d’innocentes jeunes filles en fleur. Ensuite, parce qu’en filigrane, Amélie Nothomb multiplie les clins d’œil à la littérature qui porte sur le thème de la séquestration et du confort – ou non - qu’il peut y avoir dans le statut de prisonnier : les contes des 1001 nuits, le comte de Monte Cristo, la chartreuse de Parme… autant d’élargissements possibles, de pistes entrevues qui viennent s’atteler à l’intrigue de Mercure.  

Ainsi, avec Mercure, Amélie Nothomb nous régale, une fois de plus d’un festival de cruauté morale et de perversités attenantes au bourreau comme à la victime, au spectateur comme à l’acteur. Je gage que si vous plongez dans un tel show d’ambigüités dispensées tous azimuts vous oublierez le froid polaire qui sévit en ce moment dans nos Mornes-Frontières françaises.



30/06/2012
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