Luc Lang : Mille six cents ventres / « Bon appétit, messieurs ! »
Difficile de résister à un bon festin lorsqu’il s’offre à nous ! Quelle horrible sensation que celle de la faim ! Quel bonheur physique lorsqu’enfin on est rassasié ! De là à dire que c’est le ventre qui dirige les hommes et donc le monde… Il est vrai que la principale préoccupation ou occupation de l’humanité sur terre, c’est de gagner sa croûte. La tyrannie du ventre, c’est le thème original que Luc Lang se propose d’explorer dans son excellent roman paru en 1998 chez Fayard : Mille six cents ventres.
Henry Blain est cuisinier à la prison de Strangeways. Cependant, depuis quelques jours, il est au chômage technique : en effet, les prisonniers se sont rebellés et font le siège des bâtiments. Une aubaine pour notre cuisinier qui habite derrière l’enceinte de la prison dans une maison qui offre une vue imprenable sur les lieux qui défrayent les chroniques des journaux anglais. En effet, il monnaye les places non seulement aux journalistes qui veulent prendre des photos et suivre les événements, mais aussi aux badauds qui souhaitent venir voir le spectacle aux premières loges. Il rencontre Louise Baker - journaliste à l’Anglicane Tribune – qui ne tarde pas à devenir sa maîtresse. Cependant, très vite, un scandale éclate : on découvre des réserves de nourriture totalement avariée et on cherche à faire porter le chapeau au cuisinier qui se défend en livrant un scoop aux journalistes concernant la corruption au sein de la prison, corruption à laquelle le directeur n’est pas étranger. Puisque les livraisons de nourriture saine sont revendues en douce à des associations et que le cuisinier doit se débrouiller avec des bas-morceaux, pas étonnant que les prisonniers se révoltent ! Henry devient donc une star, un symbole lié à l’insurrection des prisonniers qui deviennent, quant à eux, des héros télévisés. Cependant, par derrière, la bataille est loin d’être gagnée : Henry est licencié pour faute grave et son succès éphémère n’est pas un gage fiable pour son avenir. La fin de l’insurrection approche : « Dans quelques semaines, on aura oublié, ce sera comme un hoquet, un frisson, le vent dans le feuillage de mes arbres. »
Avec Mille six cents ventres, Luc Lang nous offre un formidable roman, très dense et très acide, qui regorge de sens cachés.
Bien évidemment, au premier degré, on peut y voir une simple dénonciation des conditions de vie dans les prisons, et du voyeurisme des journalistes et de la population qui attendent, en spectateurs avides de sensations, la fin de l’insurrection dans un affrontement sanglant entre les prisonniers et les forces de l’ordre. Où est la frontière entre l’information et le spectacle ?
Cependant, ce qui est au cœur du roman, ce n’est pas véritablement l’insurrection : le lecteur est placé, comme tous les personnages, à l’extérieur de l’enceinte de la prison, dans laquelle on ne pénètre jamais. Que se passe-t-il à l’intérieur ? Mystère. Le lecteur prend donc la place d’un simple badaud, spectateur des événements dont il attend le dénouement au pied de l’enceinte carcérale. Le véritable héros du roman, c’est Henry Blain, le cuisinier vénal, cynique… et assassin ! Car le petit trafic auquel il se livre depuis sa maison n’est rien si l’on considère que quatre cadavres sont enterrés dans son jardin : Eléonore, sa première femme, Jane, la seconde, Mary, une ancienne maîtresse, et Albert Exton, un maître-chanteur, reposent sous des arbustes qu’Henry soigne avec amour. Louise Baker, la journaliste et maîtresse d’Henry, aurait d’ailleurs dû prendre le même chemin : Henry l’assassine dans une usine désaffectée, et son corps est difficile à transporter. Il faut dire que toutes ces femmes étaient de terrifiantes nymphomanes tyranniques… C’est sans remords qu’Henry se débarrasse d’elles. Il faut dire aussi que le roman se déroule au moment où la contestation contre Margaret Thatcher ébranle l’Angleterre. Ainsi, les différentes femmes d’Henry sont-elles autant de visages de la dame de fer, femmes autoritaires, exigeantes, qui cannibalisent le pauvre Henry qui devient ainsi le symbole des opprimés de la politique Thatchérienne. Ainsi, le pauvre homme ne dispose-t-il que d’un seul moyen pour s’émanciper : la violence et le meurtre.
Cependant, Henry, c’est aussi celui qui a le pouvoir dans la prison, puisque c’est lui qui nourrit les ventres :
« Ce que je sais, moi, chef cuisinier de Strangeways, c’est qu’à l’échelle de ma petite ville de damnés le pouvoir que j’ai sur leurs boyaux me donne tout pouvoir sur l’air ambiant, l’état des tissus et des chairs, la disposition des esprits et des caractères, et enfin sur le fonctionnement de la plomberie, de toute la plomberie, que ce soit celle des ventres ou celle des bâtiments. »
Et Henry se désespère car il aimerait également avoir le pouvoir sur les papilles… mais puisqu’on ne lui donne que les bas-morceaux à cuisiner, il n’a de pouvoir que sur les ventres. Dans les années 80, Margaret Thatcher a opprimé les travailleurs comme aucun régime dit démocratique n’a jamais osé le faire : c’est elle qui a le pouvoir sur les ventres, puisqu’elle a réduit au chômage des milliers de familles anglaises… quant au pouvoir sur les papilles - c'est-à-dire, le bonheur – contrairement à Henry, elle ne s’en soucie guère. Résultat : des grèves terribles et un bras de fer exténuant avec les travailleurs. Oui, derrière l’insurrection de la prison de Strangeways, derrière les femmes d’Henry, derrière le personnage d’Henry lui-même, Mille six cents ventres cache une violente dénonciation du thatchérisme, de son cynisme, de cette politique ultralibérale qui affame les plus faibles et engraisse les plus riches.
Bien évidemment, ce roman reste malheureusement d’actualité : aujourd’hui, c’est peut-être bien la finance qui tient les ventres, dans cette Europe ultralibérale qui autorise toutes formes de spéculations et des licenciements boursiers. Pour toi, petit prisonnier de Strangeways, c’est l’austérité. Tiens, mange ! Et pour les « ministres intègres » et les « conseillers vertueux », le « bon appétit, messieurs » de Victor Hugo tient toujours !
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