LECTURES VAGABONDES

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Ma Jian : Beijing coma/ Difficile réveil

      

       Voici aujourd’hui sans doute le plus célèbre des romans écrits par Ma Jian, celui dont le prix Nobel de littérature Gao Xingjian dit qu’il est « une des voix les plus courageuses et importantes de la littérature chinoise actuelle ». Ce roman s’intitule Beijing coma et parait en France en 2008 aux éditions Flammarion.

 

          Dans Beijing coma deux époques de la vie du héros s’écrivent en alternance : il y a Daï Wei avant qu’il ne sombre dans le coma, et Daï Wei dans le coma. Daï Wei est un jeune étudiant en biologie. Celui-ci fut blessé à la tête par une balle tirée par un soldat lors de la révolte étudiante dont tout le monde se souvient : elle eut lieu sur la place Tiananmen le 4 juin 1989. Depuis, Dai Wei est dans le coma et peut-être un jour réouvrira-t-il les yeux ? En attendant, sa mère prend soin de lui… nous sommes en 1999, à la veille du deuxième millénaire. Mais parlons un peu de Dai Wei, l’étudiant contestataire. Plongé dans le coma depuis le 4 juin 1989, il peut entendre, sentir, et… se souvenir. Sa mère fut une chanteuse lyrique et très attachée au Parti ; son père fut violoniste et a joué en Amérique. A ce titre, il est considéré par la Chine de Mao comme un « droitiste » et envoyé en camp de redressement lors de la révolution culturelle de 1968 ; là, il a vu et subi des horreurs. A son retour, il laisse derrière lui un journal que Dai Wei lira ; ce dernier se rendra sur les lieux où son père fut détenu et découvrira l’étendue des horreurs liées à la politique de répression maoïste. Mais Dai Wei est aussi un jeune homme amoureux. Son premier amour se prénomme Lulu. Mais, parce qu’ils sont surpris par la police alors qu’ils s’embrassent – ce qui est interdit en Chine – Dai Wei et Lulu sont persécutés et se séparent. Alors qu’il est étudiant en biologie, Dai Wei tombe amoureux d’A-Mei, une belle étudiante Hong-kongaise. Mais Hong-Kong est encore un territoire anglais et la mère d’A-Mei interdit à sa fille de fréquenter un étudiant chinois. C’est alors que le destin de Dai Wei va se politiser. Il participe aux manifestations pour plus de démocratie en Chine, manifestations qui ont lieu en 1987. Mais c’est en 1989 que son engagement sera total. Si sa petite amie de l’époque - Tian Yi – voit d’abord d’un mauvais œil les manifestations étudiantes, elle rejoint très vite la tête pensante des contestataires. Dai Wei sera chargé de la sécurité des étudiants manifestants. Tout part de la mort de Hu Yaobang, le réformiste que les étudiants avaient soutenu en 1987. Il est temps pour ces derniers de manifester à nouveau pour que la Chine devienne plus démocratique, que la presse ait la liberté de parole, que le Parti cesse de diriger totalement le pays, qu’il y ait plus de libertés. On déteste Deng Xiaoping, le réel n°1 qui chapote l’armée. On veut la démission de Li Peng, le premier ministre. Le mouvement évolue entre palabres, hésitations, lutte de pouvoir entre les uns et les autres. On fait une immense grève de la faim. Devant l’occupation toujours active de la place Tiananmen depuis des semaines et alors que la loi martiale est déclarée depuis plusieurs jours, le gouvernement en place ordonne à l’armée d’intervenir pour libérer la place des occupants manifestants. L’affaire se termine dans un bain de sang et alors que de nombreuses personnalités étudiantes, figures de proue du mouvement, y trouvent la mort, Dai Wei sombre dans le coma : il a reçu une balle dans la tête. Et le voilà sur son lit, dans le petit appartement où vit sa mère qui le soigne en râlant : il est un tel poids qu’elle voudrait le voir mourir. En attendant, il perçoit par les sons et les odeurs ce qui l’entoure. Ses amis viennent parfois lui rendre visite ; pour la plupart, ils sont devenus riches et travaillent dans les affaires à Shenzhen. Tian Yi, sa petite amie qui a participé avec lui aux événements de Tiananmen vit désormais en Amérique et s’est mariée. Pour payer les frais médicaux, la mère de Dai Wei sacrifie un des reins de son fils. Il faut dire que désormais, en Chine, les préoccupations sont celles des pays capitalistes : le coût de la vie, l’argent qu’il faut trouver pour vivre. Et puis, la mère de Dai Wei adhère à un nouveau mouvement philosophique et religieux - le Falun Gong - dans le but d’aider son fils à aller mieux en faisant circuler des énergies dans son corps. Malheureusement, ce mouvement est réprimé par le gouvernement, et la mère sera inquiétée par la police : pendant une semaine, Dai Wei est abandonné, seul dans l’appartement, alors que sa mère est retenue par la police. Lorsqu’elle est de retour rien ne va plus. Bouleversée dans la confiance aveugle qu’elle éprouvait envers le Parti et le gouvernement chinois, elle sombre dans la démence et refuse de quitter son petit appartement alors qu’autour, tout s’effondre : la Chine se prépare à accueillir les jeux olympiques et à la place où vivent Dai Wei et sa mère se construisent des centres commerciaux et un stade en forme de nid. Mais la vie circule de plus en plus dans le corps de Dai Wei. Saura-t-il se réveiller dans cette Chine en plein bouleversement ?

 

          D’abord, le roman Beijing Coma offre de la Chine Maoïste, une image très sombre. Le père de Daï Wei a connu de près la révolution culturelle et ses horreurs, puisqu’il a été déporté à la campagne pour y être « redressé ». Là, entre autres, il a été témoin d’actes de cannibalisme, d’actes de torture en tout genre. Plus tard, la politique de l’enfant unique conduit à d’autres horreurs comme des femmes enceintes qu’on éventre alors qu’elles portent un second enfant.  

          Cependant, l’image de la Chine post-maoïste que véhicule Beijing Coma est tout aussi sombre. Alors qu’il est étudiant en biologie, Daï Wei est témoin de l’horreur des exécutions des condamnés à mort pour raison politique ; c’est un jour où il dissèque un cadavre qui a reçu une balle dans la tête -comme lui-même en recevra une lors de la révolte étudiante de la place Tiananmen - qu’il découvre que les organes vitaux du condamné sont prélevés pour être transplantés dans le corps de receveurs friqués qui payent cher pour ça. D’ailleurs, à Daï Wei aussi, on prendra un rein ; ainsi, la mise en parallèle du sort de Daï Wei et de celui des condamnés politiques est faite. La société chinoise post-maoïste est liberticide jusque dans l’intimité. Tian Yi et Daï Wei sont obligés de s’aimer dans la clandestinité car afficher leurs amours en public pourrait leur coûter cher.

          Par ailleurs, le roman offre aussi une chronique des événements du printemps de Tiananmen : au jour le jour, et parfois même heure par heure, minute par minute. Je dois bien avouer que…c’est long, vraiment long, très long, et qu’on s’ennuie un peu, même si l’ensemble a de l’intérêt. D’abord, le roman offre de cette révolution une image contrastée. Au sein de l’organisation étudiante, se jouent des luttes de pouvoir, des dissensions, des mésententes sur les moyens à mettre en œuvre pour arriver à se faire entendre du gouvernement. Parfois, tous ces palabres sont inefficaces et contreproductifs ; c’est le cas de la grande grève de la faim mise en place par certains étudiants, qui finalement s’avère inefficace ; elle s’arrêtera donc brutalement, car elle ne conduit nulle part. Il faut dire que l’interlocuteur est silencieux ; on vit les événements du seul côté des étudiants ; face à eux, il n’y a, au mieux, que des rumeurs, comme celle de la démission de Deng Xiaoping qui s’avèrera être fausse. La plupart du temps, le gouvernement fait silence, un silence violent comme celui du décret de la loi martiale qui fait peser sur les étudiants la menace de la répression du mouvement par l’armée.

           De plus, Beijing Coma rend hommage au courage de ceux qui se sont sacrifiés pour la liberté et la démocratie malgré tous les dangers et alors que, peut-être, la mort les attend au bout du combat, car la Chine est une dictature qui n’aime pas trop des dissidents et les contestataires. Restent des noms et un symbole : Mou Sen et Nuwa, deux étudiants pleins de fougue et de jeunesse, se sont mariés sur la place Tiananmen, au grand jour ; et pour avoir osé afficher leur amour, ils sont tués. D’autres laissent simplement leur nom :  ils ont été tués ou mutilés sur la place Tiananmen lorsque l’armée est intervenue : Bai Ling, Wang Fei et d’autres, encore…

          Par ailleurs, le roman de Ma Jian propose aussi une critique de la nouvelle Chine. Désormais, tout se commercialise, même le corps humain ; la mère de Daï Wei vend l’urine de son fils, car en Chine, il y a des buveurs d’urine, boisson vivifiante. On a déjà mentionné le rein de Dai Wei, vendu, là encore, par la mère de ce dernier qui a besoin d’argent pour les soins. Quant à la liberté, elle n’est toujours pas là. D’ailleurs, la fin du roman est, à ce propos, tout à fait éloquente : la mère de Dai Wei ouvre enfin les yeux sur la férocité du régime qui gouverne la Chine et, tandis que tout croule autour d’elle, elle-même s’écroule. Ma Jian établit alors un parallèle entre l’hécatombe de Tiananmen à la fin des années 80 et la destruction de l’ancien Beijing qui laisse place au nouveau : c’est le Beijing qui s’ouvre au monde et que le monde va voir puisque les JO vont s’y passer. Finalement, ce que les étudiants et leur idéalisme n’auront pas pu ou su faire, c’est l’argent et le capitalisme qui vont le faire. Que sera cette nouvelle Chine qui voit le jour à l’aube du deuxième millénaire ? Que deviendra Dai Wei ? Se réveillera-t-il, ce nouveau Dai Wei, dans cette nouvelle Chine ?   

          Et puis, on ne peut passer à côté de la poésie qui se diffuse dans tout le roman ; en italique, Ma Jian évoque le flux de la vie et de la mort qui va et vient dans le corps endormi de Dai Wei car sous sa peau, la vie bat et fonctionnent l’odorat et le toucher. Pour évoquer ce flux de la vie, Ma Jian utilise des métaphores qui font fusionner l’intérieur du corps de Dai Wei et le reste du monde : la nature, les animaux les végétaux, mais aussi le monde urbain fait de veines de béton, de poussière, d’ordures. A cet égard, Ma Jian compose un nouveau Livre des Monts et des Mers, livre de mythologie chinoise auquel Dai Wei vivant se réfère toujours.  L’intérieur du corps de Dai Wei, c’est tout un monde qui vit dans une prison de chair comme la Chine est prisonnière de sa dictature.

          Enfin, Beiing Coma, c’est aussi une ode à la jeunesse et à l’amour. Dai Wei est un amoureux perpétuel mais son grand amour, c’est sans doute celui qu’il a éprouvé pour la hong-kongaise A-Mei. Au moment où Il tombe sous les balles, il vient de recevoir une lettre dont il espère qu’elle provienne d’A-Mei qu’il n’a jamais oubliée. Cette lettre, il n’a pas eu le temps de la lire. Même dans le coma, Dai Wei éprouve du désir : Wen Niao est venue dans la chambre où il comate et lui a fait l’amour. Peut-être un enfant de lui grandit en elle ?  

          Me voilà au bout de ce très long article ; certes, il y a beaucoup à dire car Beijing Coma n’est pas loin d’être un chef d’œuvre inépuisable…. Un très long article, donc, pour un roman-fleuve… Mais dieu qu’il est long, ce roman ! Parfois, en le lisant, on a l’impression de sombrer dans le coma !



13/03/2022
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