LECTURES VAGABONDES

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Alberto Moravia : L’amour conjugal/On aime

          Décidément, on aime vraiment beaucoup les romans introspectifs de Moravia. L’amour conjugal, dans la même veine que Le mépris, quoique d’une facture un peu inférieure, m’a ravie. Ce roman, donc, pour le présenter, a été écrit par Alberto Moravia à la fin des années 40 et paraît en France aux éditions Denoël en 1948.

 

          L’écrivain Silvio Baldeschi est très épris de sa femme, Léda. Cependant, il nourrit l’ambition d’écrire un roman sur l’amour conjugal et n’arrive pas à concrétiser ce projet. Il pense que l’énergie sexuelle réclamée par de très nombreux ébats nocturnes l’épuise et que l’abstinence serait un bon moyen de canaliser cette énergie dans la création littéraire. Léda est tout à fait d’accord et se soumet sans problème à cette décision. Cependant, elle se plaint du barbier qui vient tous les jours couper la barbe de Silvio : l’homme serait beaucoup trop entreprenant avec elle. Silvio refuse d’écouter ce qu’il prend pour des sornettes, une mauvaise interprétation des choses. Il a besoin de son barbier. D’un autre côté, le livre prend forme : il faut dire que Silvio y met toute son énergie. Cependant, quelques détails dans le comportement de sa femme le troublent. Un soir, alors qu’il relit ce qu’il a écrit, il se rend compte de la mauvaise facture de l’ensemble. Alors qu’il sort pour se rafraichir, il aperçoit sa femme dans les bras du barbier Antonio, là où, un jour il avait voulu la prendre alors qu’elle s’était refusée. Le monde s’écroule autour de lui. Cependant, alors qu’elle se sait découverte, Léda ne se laisse pas démonter et continue à encourager son mari qui se rend compte qu’il connait mal sa femme. Mais il veut du temps, encore du temps pour vivre auprès d’elle… et c’est là sans doute le secret de l’amour conjugal.

 

          Comme dans Le mépris, le héros-narrateur, ici l’écrivain Silvio Baldeschi, observe une femme, la sienne, qu’il croit posséder absolument mais qui, en réalité, lui échappe en partie, voire totalement. Cette part sombre et inconnue de la femme, Moravia lui donne une existence physique : par moments, le visage de Léda grimace et cette nouvelle expression transforme tellement son apparence que Silvio a alors l’impression d’être face à une inconnue. Cependant, Léda est une femme amoureuse qui admire son époux, croit en son talent d’écrivain et le pousse à se révéler dans ce domaine. Elle va même jusqu’à devancer ses désirs et propose d’elle-même la suspension des rapports sexuels pour lui permettre de consacrer son énergie créatrice à l’écriture. Ainsi, Silvio est certain de posséder Léda corps et âme et c’est pour cette raison qu’il l’écoute à peine et n’a aucune crainte lorsque son épouse lui demande de renvoyer le barbier qui se comporte de manière indécente envers elle.

          Car en réalité, le portrait de Silvio n’est pas toujours très flatteur ; si l’homme est un intellectuel assez rigoureux dans le travail, c’est un aussi homme égoïste qui n’entend pas se passer de son confort quotidien, en l’occurrence, du service du barbier. Lorsqu’il écrit, il se plonge passionnément dans ce travail et ne consacre que très peu de temps à autre chose. Puis, c’est un homme faible et quelque peu pathétique qui nous est finalement montré : d’un seul coup, son travail et son couple se cassent la figure et Silvio se rend alors compte de sa vanité. Cependant, la fin est sans doute plus optimiste que dans Le mépris : le couple a des chances de persister, mais quelque chose a été touché de manière irrémédiable et pour le coup, Léda semble désormais mener la barque : c’est sur elle que repose les lendemains de la vie conjugale. Elle décide d’éluder le sujet de sa trahison et de poursuivre comme si rien ne s’était passé – mais le secret et le non-dit sont là, déjà si lourds de conséquences - et Silvio la suit sur ce chemin-là, étonné de la voir si sereine et si confiante en son talent à l’heure de l’autocritique sévère.

          Comme toujours, Moravia sait saisir le couple dans ses moments de crise, dans les moments où tout bascule vers l’irrémédiable par une observation qui peut paraître anecdotique ; et le mystère de la femme reste entier. Quand Léda a-t-elle commencé à trahir dans sa tête son mari ? Silvio ne le sait pas vraiment… peut-être lorsqu’elle décide de mettre en suspens la vie de couple ? Peut-être lorsqu’elle a vu le barbier pour la première fois ? Peut-être à un autre moment non évoqué ?

          Ce qui est particulièrement savoureux dans L’amour conjugal, c’est la mise en abyme de l’écrivain et de l’œuvre : Moravia, lui-même écrivain et auteur de L’amour conjugal, raconte l’histoire d’un écrivain, Silvio Baldeschi,  qui écrit sur l’amour conjugal et alors que sa vie et son œuvre auraient dû fusionner dans un même bonheur, c’est alors que s’opère la déchirure.

          Cependant, je suis en train de lire une œuvre très différente de Moravia, beaucoup moins introspective et plus satirique et corrosive… J’ai nommé Les indifférents ; je vous la présenterai bientôt !

 



24/12/2017
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