Irène Némirovsky : Suite Française / Symphonie inachevée.
Voici le roman qui a valu à Irène Némirovsky l'obtention du prix Renaudot en 2004, de manière posthume : Suite Française, publié pour la première fois cette même année aux éditions Denoël, et pour cause : il s'agit du dernier roman d'Irène Némirovsky, roman qu'elle n'a pu achever puisqu'elle fut déportée et assassinée dans une chambre à gaz d'Auschwitz avant d'avoir pu mener à bien son projet.
Les éditions Denoël proposent deux parties intégralement rédigées : Tempête en Juin et Dolce ; le reste – c'est-à-dire la dernière partie – Captivité - paraît en gestation sous la forme de notes dans une annexe. L'ensemble du roman a pour ambition de proposer une vision complète et nuancée de la seconde guerre mondiale en France à travers une grande fresque réunissant une multitude de personnages de tous horizons, de toutes catégories, de toutes idéologies. Ainsi, Tempête en Juin nous emmène en Juin 39 : les Français, affolés par les bombardements et l'avancée de l'armée allemande dans leur pays, se jettent sur les routes vers le Sud. S'ensuit la partie Dolce : nous sommes dans le village de Bussy, au moment où les Allemands occupent la France et réquisitionnent des logements. Et, puisque les deux parties ne mettent pas en jeu les mêmes personnages, je vais d'abord les présenter de manière indépendante.
Dans tempête en Juin, c'est la bien pensante famille bourgeoise et catholique Pericand qui tient le haut du pavé : préparatifs de départ - surtout ne pas oublier d'emporter ceci ou cela - puis c'est l'exode, avec ses tumultes, ses mesquineries, ses vols, ses bombardements mortels. La famille compte un patriote : le jeune Hubert, qui se sauve dans l'espoir de rejoindre l'armée française et de se battre contre l'avancée des troupes allemandes. Il sera témoin de la déroute et au passage, perdra son pucelage. Leur second fils, Philippe est abbé et s'occupe d'acheminer un groupe d'enfants délinquants : les Petits Repentis du XVIème. Il sera assassiné par les enfants désireux de retrouver leur liberté. D'autres personnages viennent s'ajouter à la ruée vers le Sud : Gabriel Corte, un écrivain écœuré par la chienlit que représente le peuple en déroute, terrifié à l'idée de perdre ses manuscrits ; Charles Langelet, dont la seule préoccupation est de sauver ses bibelots ; le couple de petits-fonctionnaires Michaud, inquiet pour leur fils Jean-Marie qui se trouve en réalité à Bussy, dans une ferme, auprès d'une famille qui le soigne car il est blessé. Cette première partie donne une vision bien noire de la déroute française : en réalité, il n'y a quasiment aucune solidarité entre les gens qui se volent entre eux, qui ne songent qu'à se sauver, eux et leurs biens. Les quelques actes de bravoure se soldent par l'échec ou l'ironie : Hubert Pericand, par exemple, risque sa vie pour rien auprès d'une poignée de soldats français en déroute, mais dans sa fuite, reçoit pour la première fois, les bonnes grâces sexuelles d'une femme : quel héros ! Enfin, lorsque les bombes tombent sur le peuple en exode : tout le monde se couche. Puis, c'est l'indifférence : ceux qui ne se relèvent pas ne font l'objet d'aucune attention de la part des autres.
Dans Dolce, nous nous trouvons à Bussy, le village où Jean-Marie Michaud fut recueilli et soigné par la famille Labarie : Madeleine fut amoureuse de lui… cependant, le jeune homme est reparti à Paris, auprès de ses parents, tandis que Benoît, le mari de Madeleine est rentré après s'être évadé du camp de prisonnier en Allemagne. Autre maison, autre famille : Les Angellier qui hébergent un officier allemand dont Lucile, la fille, ne tarde pas à tomber amoureuse. Et puis, il y a la toute-puissante famille de Montmort, farouchement anti-allemande… quoique, tout compte fait, il y a peut-être des avantages à être bien vu de l'occupant ! Dans Dolce, nous sommes confrontés à la France occupée par les officiers allemands : tous acceptent bon an mal an la présence de l'occupant ; entre dénonciations et collaboration, haine farouche, et amours interdites, c'est une vie de compromission et de cohabitation plus ou moins pacifique que mène le petit village de Bussy en 1940.
Il faut souligner ici que le roman Suite française est inachevé et que la dernière partie, Captivité, dont nous pouvons prendre connaissance grâce à des notes annexes, était censée faire se recouper les personnages qui sont, dans les deux parties qu'on peut lire, reliés de manière ténue. Il me semble qu'Irène Némirovsky a voulu composer à la manière de Balzac en présentant une première partie extrêmement statique avant de lancer une partie plus dynamique où les intrigues se nouent : il est vrai qu'il ne se passe pas grand-chose, dans ce roman qui propose plutôt le portrait d'une suite de familles d'origines sociales diverses, d'éducations diverses, d'idéologies diverses face à des situations bouleversantes qui mettent à jour leurs côtés plus ou moins mesquins, plus ou moins égoïstes. Ce n'est qu'à la fin de Dolce qu'une intrigue voit le jour, intrigue qui mêle la vicomtesse de Montfort, Benoît, et un officier allemand. Auparavant, on était happé par une sorte de lenteur du roman, lenteur toute présentative. La partie captivité laissait augurer un nouveau brassage de tous les personnages désormais liés par un destin commun : hélas, cette partie restera à jamais à écrire, en friche dans la mémoire d'Irène Némirovsky. Cependant, même si Suite française est un roman plus descriptif que narratif, il reste qu'il propose une image de la France, lors des premières années de la seconde guerre mondiale, très réaliste, absolument pas caricaturale, et bien nuancée. Les personnages défendent leur petite vie et leurs petits intérêts face au bouleversement de la guerre, dans un contexte global qui reste immuable : ainsi, Irène Némirovsky utilise-t-elle comme toile de fond à ses différentes scènes, une nature qui obéit à ses propres lois : soleil, pluie, chaleur ou frimas… peu importe ce qu'y font les hommes, la terre continue de tourner, fidèle à son propre réglement.
Je ne sais donc si Suite Française aurait été un chef d'œuvre : il comporte beaucoup de longueurs, même si l'ensemble inachevé proposé par les éditions Denoël s'avère très solide et bien écrit. Reste que je préfère nettement les autres romans de l'auteure, romans présents dans la catégorie Lectures-Plaisir de mon blog : la Proie, le Bal et autres petits bijoux qu'Irène Némirovsky a eu le temps de bien ciseler.
En tout cas, l'œuvre livrée sous son côté inachevé ne peut qu'émouvoir le lecteur mis face à l'horreur de toutes ces vies anéanties brutalement dans les camps de la mort lors même qu'elles étaient en plein élan. Voilà donc où en était Irène Némirovski, lorsque l'Histoire et son infamie liée à l'holocauste l'ont rattrapée : elle écrivait un grand roman qui reste fatalement quelque peu perdu pour la littérature : Suite Française.
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