François Mauriac : Le baiser au lépreux/La grande embrassade
Quel plaisir de se replonger dans l’univers romanesque de François Mauriac ! On y trouve des personnages étriqués, pétris de cette morale bourgeoise et étouffante qui règne sur le Bordelais des années 30. Pourtant, certains d’entre eux ont, à l’intérieur d’eux-mêmes, une tragique soif d’absolu qui les torturent. Avec Le baiser au lépreux, nous sommes en pleine dans cette problématique. Ce roman, que François Mauriac écrit en 1922, parait aux éditions Grasset.
Jean Peloueyre vit en reclus avec son père, Jérôme, malade et toujours alité. Son seul bonheur est d’aller à la chasse. Inutile de dire que le jeune homme n’inspire aux femmes que répugnance. Pourtant, il se mariera avec Noémi d’Artiailh, parce qu’il est un bon parti et qu’il doit hériter de nombreuses terres. La jeune fille accepte son sort, mais pour Jean, c’est l’enfer que de sentir le poids qu’il est pour elle. Ainsi, lorsque le curé l’incite à aller à Paris pour faire des recherches dans le but d’écrire un livre, Jean part. Pourtant,
c’est une lettre de Noémi qui le fera revenir chez lui. Il faut dire que la jeune fille est tombée amoureuse du médecin qui vient soigner son beau-père, monsieur Jérôme, et qu’elle a un grand besoin d’amour physique. Cependant, Jean Peloueyre décline : il est phtisique. Il faut dire qu’en secret, il a fréquenté le fils du docteur Pieuchon, très malade et qu’il a contracté, à son contact, l’infection fatale. Alors que Jean se meurt, le testament signé par son père, Jérôme, est implacable pour la presque veuve Noémi. Si elle veut hériter, elle ne doit pas se remarier. Après la mort de Jean, Noémi accepte son sort, renonce au beau docteur qui devient alcoolique et quitte bientôt le pays… Cependant, la garde-malade dévouée qu’elle était devient tyrannique… à petit feu, elle tue son tortionnaire, Jérôme.
Avec Le baiser au lépreux, Mauriac signe sans doute un de ses plus beaux romans. Nous pénétrons dans le huis-clos d’une famille étouffante. S’ils sont riches, les Péloueyre sont aussi malades. Ainsi, nous avons d’un côté, le portrait émouvant d’un homme – Jean Péloueyre – complexé par sa laideur, persuadé qu’il ne peut être l’objet de l’amour d’aucune femme. L’argent qu’il possède lui offrira pourtant la possibilité d’épouser Noémi, mais dès les premiers jours de cette union, Jean se considère comme un poids pour elle. Il veut donc se faire le plus léger possible ; d’une part en fuyant à Paris, puis en se sacrifiant : il approche volontairement un phtisique afin de libérer Noémi au plus vite de ce mariage. Ainsi, Jean Péloueyre, s’il est laid extérieurement, est cependant beau intérieurement : son sacrifice lui donne une dimension christique. D’ailleurs, les sentiments de Noémi, son épouse, envers lui ne sont pas nets. Elle éprouve une certaine tendresse pour lui. Mais son cœur est pris par un plus grand amour : celui qu’elle éprouve pour le docteur Pieuchon.
Le second personnage est beaucoup plus sombre : il s’agit du père de Jean, prénommé Jérôme. Malade, il veut que Noémi reste à ses côtés pour prendre soin de lui, préparer ses repas, lui faire la conversation. Les sentiments qu’il éprouve pour sa belle-fille sont ambigus. A la mort de son fils, Jean, Jérôme entend bien garder sa belle-fille auprès de lui et la soumet à un horrible chantage qui réduit à néant les promesses de bonheur que le décès de son mari lui offrait : épouser le docteur Pieuchon. La famille de Noémi oblige la jeune fille à rester auprès de Jérôme. Il est hors de question de laisser échapper l’héritage Péloueyre. Tandis que Noémi voit son amour se détruire et disparaitre, elle devient acariâtre et les soins qu’elle apporte désormais à son beau-père sont l’occasion pour elle de lui infliger des tortures morales… et puis, ce qu’elle lui donne à manger n’est pas forcément bon pour lui. C’est ainsi qu’elle songe à se débarrasser de ce beau-père possessif qui a ruiné sa vie.
Et c’est tout l’ambiguïté de ce personnage féminin : Noémi. Au début, le lecteur conçoit une certaine empathie pour la jeune femme qui épouse par arrangement un homme laid et souffreteux, qui va s’enterrer dans une demeure étouffante qui l’oblige à vivre telle une recluse. Et puis, après la mort de son mari, cette femme devient inquiétante et finalement se révèle sous un jour hideux : elle ne vaut pas mieux que son beau-père et la relation qui s’installe entre eux est terriblement toxique. Certes, on comprend son désir de se venger : son beau-père ruine ses espérances de bonheur en la mettant face à sa cupidité : l’héritage, elle le veut. Ainsi, elle décide de se libérer de ce vieillard tyrannique en le tuant à petit-feu. D’ailleurs, de ce vieillard tyrannique, on en a presque pitié à la fin du roman. Un sacré retournement de situation comme on en voit peu dans les romans !
J’ai adoré Le baiser au lépreux de François Mauriac qui sait admirablement peindre les âmes les plus sombres comme les plus lumineuses et les confronter dans une intrigue digne des meilleurs thrillers psychologiques. Certes, la morale est assez convenue : Jean Péloueyre, laideron, est doté d’une grande beauté intérieure et d’un rare sens du sacrifice ; certes, le roman est quelque peu manichéen. Mais c’est aussi ce qui le rend absolument saisissant.
A découvrir aussi
- Annie Ernaux : Passion simple / Passionnément…
- John Steinbeck : Les raisins de la colère/Bonne récolte.
- Kazuo Ishiguro : Les vestiges du jour/Ô lumineux vestiges !
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 38 autres membres