Kazuo Ishiguro : Les vestiges du jour/Ô lumineux vestiges !
Si je suis une inconditionnelle du film de James Ivory – les vestiges du jour – c’est sans doute parce qu’il est adapté du magnifique roman de Kazuo Ishiguro qui porte le même titre et qui parait en 1994 aux éditions Belfond.
Nous sommes en 1956. Le majordome de la somptueuse demeure de Darlington Hall, Mr Stevens, se lance dans un périple de six jours à travers le sud de l’Angleterre au volant d’une Ford. Son but ? revoir Miss Kenton devenue Mme Benn qui fut autrefois intendante à Darlington Hall et lui proposer de reprendre ses fonctions pour servir non pas Lord Darlington, décédé, mais le nouveau propriétaire de la demeure : Mr Farraday. Au long de ce périple inédit – Mr Stevens n’a jamais quitté Darlington Hall – notre majordome va découvrir l’Angleterre, faire quelques rencontres parfois agréables, parfois fâcheuses. Et puis, il se rappelle certains événements importants qui se sont déroulés alors
qu’il était au service de Lord Darlington. En effet, cet aristocrate entendait bien se mêler des affaires diplomatiques de l’Angleterre. Mr Stevens se souvient d’une conférence qui eut lieu dans les années 20, au cours de laquelle Lord Darlington voulait faire entendre raison à la France concernant la lourdeur des réparations dédiées aux Allemands après la 1ère guerre mondiale. C’est pendant cette conférence que le père de Mr Stevens meurt, seul – son fils est occupé à servir les invités de lord Darlington. Entre les deux guerres, l’affection de lord Darlington pour l’Allemagne s’accroit ; il reçoit même Herr Ribbentrop, un nazi notoire, et s’occupe du rapprochement entre Hitler et l’Angleterre. Cette affection de Lord Darlington pour l’Allemagne nazie aura pour conséquence immédiate le renvoi de deux employées juives ; mais, alors que nous sommes dans les années 50, on se souvient de ces prises de position de lord Darlington et certaines personnes rencontrées au cours de son voyage tentent d’aborder ce sujet avec Mr Stevens qui reste modéré et discret à l’encontre de son ancien employeur. Il faut dire que notre majordome est resté marqué par le service d’un Lord et par les compétences qu’il requiert – loyauté, dignité, honneur – et Mr Stevens ne perd jamais de vue l’excellence de sa fonction. Par moments, la question de l’erreur se pose insidieusement… et puis, il y a Miss Kenton qui ne le laisse pas indifférent, mais qu’il n’a jamais su approcher autrement que professionnellement. Les retrouvailles avec elle seront décevantes car si Miss Kenton s’est laissée aller dans ses lettres à des confidences sur la tristesse de sa vie de couple, elle n’est pas prête à quitter un mari qu’elle a appris à apprécier, avec lequel elle a une fille qui doit bientôt donner naissance à un enfant. C’est seul que Mr Stevens regarde le jour se coucher. Il entend bien s’adapter au ton badin qu’il semble falloir adopter au service de Mr Farraday ; il entrevoit de travailler ses compétences dans ce domaine afin de conserver l’excellence qui reste son seul objectif, comme avant.
Les vestiges du jour brosse le portrait tout en nuance d’un majordome dans le ton d’une ironie douce-amère. Mr Stevens est obsédé par l’excellence dans son service ; les compétences qu’il travaille pour y parvenir sont la loyauté et l’honneur. Par ailleurs, il est convaincu d’œuvrer pour le bien de la nation en servant un lord qui se mêle de politique extérieure. Or, avec le recul, la question de l’erreur se pose car Lord Darlington frayait avec les nazis et son action est désormais décriée. Pourtant, au service de ce lord qui se fourvoie innocemment et pactise avec le diable, il se sacrifie totalement et ne laisse s’exprimer aucun sentiment. En cela, il fait penser un peu à Vatel qui se suicide parce qu’il manque du poisson sur le buffet lors d’une grande fête à Versailles. Mr Stevens, parce qu’à Kensington Hall se tient une conférence internationale, parce qu’un des convives a mal aux pieds et qu’il doit s’en occuper, laisse son père agoniser dans la solitude de sa triste petite chambre de bonne. Le devoir avant tout et contre tout ! Cet effacement de sa personne derrière cette seule vitrine de la fonction de majordome policé peut s’avérer être à la fois tragique et grotesque – puisque qu’alors, Mr Stevens n’est plus qu’un pantin, une marionnette qui s’agite et agit en fonction des actes que son service induit – mais aussi pathétique. Je songe ici à un passage très cruel : nous sommes entre gens de qualité, un soir, à l’heure des liqueurs et les palabres vont bon train sur les questions internationales. Lorsqu’un des invités pose des questions très techniques à Mr Stevens, ce dernier ne sait que répéter qu’il n’est pas en mesure de répondre, ce qui déclenche l’hilarité collective ; puis, voici que tombe la conclusion : on ne peut laisser le peuple décider des affaires du monde car celui-ci n’y connait rien. A bas la démocratie, donc.
Les vestiges du jour brosse aussi le tableau d’une aristocratie britannique déclinante face à une Amérique triomphante. D’ailleurs, c’est un américain qui a racheté Kensington Hall après la mort de Lord Darlington. Son successeur, Mr Farraday est beaucoup moins guindé et très loin du protocole collet-monté So british ! Mais Mr Stevens ne peut se résoudre à tourner la page : il espère que Miss Kenton reviendra à Kensington Hall afin que tout reprenne comme avant ; il décide de travailler une nouvelle compétence comme il a travaillé celle qui convenait à son service auprès de lord Darlington – cette compétence, c’est la capacité à badiner ! Rien de plus difficile pour ce brave Mr Stevens qui a « un balai dans le cul », comme on dit ! Désormais, à Kensington Hall, il y a des salles qui ne servent plus à rien, des meubles couverts de draps blancs, véritable vestiges d’un temps où l’aristocratie avait du pouvoir et recherchait l’apparat. Ainsi, Kazuo Ishiguro nous livre un éblouissant tableau d’une aristocratie anglaise sclérosée, surannée, vieillotte face à une Amérique triomphante, après la seconde guerre mondiale, une Amérique vulgaire, friquée, mais qui repose sur des valeurs plus démocratiques. Ainsi, au volant de sa Ford, Mr Stevens va à la rencontre de l’Angleterre populaire et découvre à quel point ses valeurs sont inadaptées et désuètes dans ce monde vivant. Pourtant, c’est vers un Kensington Hall mort, momifié et à moitié enseveli dans le linceul qu’il retourne finir ses jours.
Mais le roman offre aussi une réflexion sur la vie. Et si le meilleur moment, c’était le soir ? A l’heure où le soleil se couche ? A l’heure où tout flamboie encore au crépuscule. Les derniers instants d’une vie ont cette beauté des choses qui finissent. Mais hors cette question esthétique, Mr Stevens fait le bilan de sa vie et même s’il ne le dit pas ouvertement, il doute et se pose la question de l’erreur. Et s’il s’était trompé ? S’il avait mis sa vie au service d’un lord qui a fait de mauvais choix, entrainant dans sa chute toute sa maison organisée pour le servir ? Et Miss Kenton qu’il aime mais de laquelle il est toujours resté distant parce que l’amour et le mariage entre deux serviteurs d’une même demeure sont incompatibles avec ce service irréprochable dont il se targue ? Le choix de sacrifier cet amour était-il le bon ?
Toutes ces questions sont bien évidemment tragiques. Pourtant, dans Les vestiges du jour, il n’y a pas de cris, pas de larmes. Tout est suggéré : la souffrance, le doute qui rongent Mr Stevens affleurent parfois mais sont bien vite étouffés derrière des affirmations bien appuyées concernant l’excellence de l’exercice du majordome.
Il me faut arrêter là cet article car je sens que je commence à ennuyer mon lecteur. Les vestiges du jour, c’est selon moi, une œuvre majeure et incontournable, portée à l’écran par James Ivory avec une justesse impressionnante. Un livre à ne pas mettre au rayon des vestiges poussiéreux, mais bien en évidence, à la lumière du jour !
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