LECTURES VAGABONDES

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Annie Ernaux : Passion simple / Passionnément…


Il y a quelques mois, Laure Adler faisait la promotion de sa biographie : Françoise, dédiée à Françoise Giroud, chez Ruquier, dans on n’est pas couché. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque la très féministe Laure Adler a commencé à mettre en exergue – comme représentation féministe - la vie sentimentale de Françoise Giroud et notamment cette passion dévorante qu’elle a éprouvée pour Jean-Louis Servan-Schreiber, passion qui a poussé la brillante journaliste à :

∙ accepter de vivre dans l’ombre de la femme de Servan-Schreiber

∙ se livrer à toutes sortes de traques plus humiliantes les unes que les autres,

∙ se sacrifier pour booster la carrière de son aimé…

Bref, si l’itinéraire professionnel de Françoise Giroud est bien celui d’une femme émancipée, il me semble qu’au niveau sentimental, elle soit dans la totale inversion des valeurs féministes et qu’elle ait eu surtout à vivre l’histoire d’un asservissement complet à un homme…

Hum ! Pas très féministe, tout ça ! Mais nous n’en sommes pas à une contradiction près avec Laure Adler qui ose ériger dans la même seconde Catherine Millet et Sainte Thérèse d’Avila comme porte-parole féministes.

Je propose ici en réaction à Catherine Millet et à sa vie sexuelle (je lis, je lis ! Mais c’est dur ! L’article est néanmoins programmé !), à Laure Adler et à toutes les féministes qui conçoivent les rapports hommes/femmes en termes de revanche (même si elles s’en défendent), et en termes de rivalité, une œuvre très courte, Passion simple d’Annie Ernaux, paru en 1991 chez Gallimard.

Dans ce roman totalement autobiographique, la féministe Annie Ernaux expose de manière très froide, quasiment clinique et médicale, les effets de la passion qu’elle a éprouvée pour un homme dont elle tait l’identité et qu’elle nomme A.

« A partir du mois de Septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi ».

Voilà donc en résumé, le gros de l’œuvre : de Septembre à Juillet. Entre deux rendez-vous clandestins (car A est marié) :

« J’allais au supermarché, au cinéma, je portais des vêtements au pressing, je lisais, je corrigeais des copies, j’agissais exactement comme avant, mais sans une longue accoutumance de ces actes, cela m’aurait été impossible, sauf au prix d’un effort effrayant ».

Puis vient le temps de la séparation ; A est en France pour le travail ; il doit retourner dans son pays, à l’Est. Annie Ernaux analyse alors la douleur causée par l’absence… Ensuite, peu à peu, la guérison et l’oubli.

Peu de choses à dire, donc, s’il s’agit de proposer seulement un résumé de Passion simple : une histoire très simple, avec des dates, des faits, des gestes. Passons donc à ce qui fait véritablement l’intérêt de ce roman. Pour tenter de le dégager, je vais partir du titre : passion simple.

Le premier mot : « passion »… Etymologiquement, il vient du grec « pathos » qui signifie « souffrance » ou du verbe latin « Patior » qui signifie souffrir. D’ailleurs, Virgile, célèbre poète latin, analyse les émois passionnés de Didon pour Enée en termes de symptômes pathologiques : insomnies, maux de tête, obsessions, fièvres… Bref, la passion, c’est une maladie, un état anormal… c’est cette maladie, cet état pathologique de la passion qu’Annie Ernaux observe et diagnostique à travers une écriture qui tranche à vif, comme un scalpel… Pendant presque un an, cette professeure d’université, femme cultivée, indépendante, fière et insoumise, va mettre sa vie entre parenthèses pour le corps d’un homme qu’elle connaît à peine. Pendant un an, elle va se mettre à aimer les bluettes qui parlent d’amour, ne s’intéresser qu’à ce qui évoque A, claquer un fric fou dans les boutiques de lingerie, écouter avidement les paroles de « c’est fatal, animal » de Sylvie Vartan… et se poser des questions : « que fait-il ? avec qui ? » et attendre un coup de fil, un rendez-vous… quelques heures suspendues dans le temps.

« Sur la photo, la seule que j’aie de lui, un peu floue, je vois un homme grand et blond, lointaine ressemblance avec Alain Delon. Tout de lui m’a été précieux, ses yeux, sa bouche, son sexe, ses souvenirs d’enfant, sa façon brusque de saisir les objets, sa voix.

J’ai voulu apprendre sa langue ; j’ai conservé sans le laver un verre où il avait bu.

J’ai désiré que l’avion dans lequel je revenais de Copenhague s’écrase si je ne devais jamais le revoir (…)

J’ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absence de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n’y avais pas moi-même recours. A son insu, il m’a reliée davantage au monde ».

Alors, oui, j’ai aimé ce franc-parler d’Annie Ernaux qui n’a pas peur de s’affirmer féministe, intellectuelle, émancipée et de montrer tout ce qui la relie à la femme traditionnelle et dite non émancipée : une midinette en pamoison devant un homme… C’est avec lucidité qu’Annie Ernaux observe et analyse toutes ces contradictions qui font d’elle une femme à part entière, une femme à la fois universelle (car on se retrouve totalement dans son analyse de la passion d’amour pour un homme), et particulière, (avec son origine sociale, son cheminement, bref, son histoire personnelle).

« Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues, et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme ».

Voici les dernières lignes du roman : les féministes pourront hurler devant le « j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel», qui implique une erreur personnelle aujourd’hui reconnue, devant la revendication de ce que communément on appelle des « rêves de pacotilles », des rêves à la madame Bovary… mais ne faut-il pas une certaine force aussi, pour reconnaître ses faiblesses ? Eh oui ! On a beau être une femme cultivée, professeure et féministe, on n’est pas à l’abri d’une passion monomaniaque et aliénante pour un homme… et d’aimer ça au point d’en vouloir encore… En effet, on peut finir par aimer être fou et la passion est une sorte de folie communément acceptée car assez communément vécue et mise en valeur par les chansons, la littérature, etc…

Prenons maintenant le second mot : « simple ». Bien sûr l’histoire est simple. Mais Annie Ernaux envisage la passion de l’intérieur, de son point de vécu à elle et à elle seule. Elle ne sait d’ailleurs pas si l’état dans lequel elle se trouve est partagé par l’homme qui la bouleverse… Il ne s’agit pas de passion conjuguée, ni de passion conjugale : il s’agit ici d’une passion vécue surtout dans la solitude et l’isolement : le mot simple est à envisager dans ce sens-là également.

Alors pourquoi ce roman d’Annie Ernaux est-il véritablement féministe ?

Tout simplement parce qu’il est authentique. Annie Ernaux y dévoile son âme de femme sans pudeur, dans toutes ses contradictions et ses faiblesses… Elle y brûle en partie l’étendard idéologique féministe dans ce qu’il a d’absurde pour y substituer son étendard de libre-penseur. Et c’est cette crudité qui est véritablement féministe, c’est cette crudité que rêvent d’atteindre des femmes comme Catherine Millet sans aucunement y parvenir.

D’ailleurs le roman est éclairé par citation de l’éminent Roland Barthes : « Nous deux – le magazine – est plus obscène que Sade ». Exposer ses sentiments est d’ordre plus intime que la narration de partouzes débridées, chère Catherine Millet… Auriez-vous osé, comme Annie Ernaux, raconter vos rêveries à deux balles alors que vous êtes perçue dans la société comme une grande intellectuelle libérée et affranchie de tous les jougs… et en premier lieu de celui du Bovarysme ?

Non, il n’y aucune scène de sexe dans le livre d’Annie Ernaux… pourtant, l’auteure rapproche son écriture de celle de la pornographie :

« Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision, sur Canal + (…). On s’habitude certainement à cette vision, la première fois est bouleversante. Des siècles et des siècles, des centaines de générations et c’est maintenant, seulement, qu’on peut voir cela, un sexe de femme et un sexe d’homme s’unissant, le sperme – ce qu’on ne pouvait regarder sans presque mourir devenu aussi facile à voir qu’un serrement de mains.

Il m’a semblé que l’écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral ».

Oui, peut-être bien que la lecture de ce roman provoque cette sensation-là, sensation sulfureuse éprouvée la première fois, devant un spectacle classé X.



11/05/2011
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