Christos Tsiolkas : La gifle / Renversant !
Sous l’influence conjuguée des idéaux non-violents de Mai 68 et des théories de Françoise Dolto sur l’éducation des enfants, depuis une quarantaine d’années, c’est devenu un véritable cas de conscience pour les parents que de flanquer une paire de baffes à un gamin qui ne respecte pas les règles familiales établies. Mais qui aurait parié qu’un tel sujet – une malheureuse gifle infligée à un gosse insupportable - aurait donné un des plus fabuleux romans jamais écrits ? Eh si ! La gifle de Christos Tsolkias, roman paru en 2011 aux éditions Belfond, c’est, selon moi, un chef d’œuvre de la littérature contemporaine.
Hector et Aïsha ont invité leur famille et leurs amis pour un sympathique barbecue qui malheureusement tourne mal : Harry, le cousin d’Hector, colle une gigantesque paire de baffes à Hugo, le fils de Rosie et de Gary, qui se comporte, ce jour-là, de manière insupportable, tyrannique et même violente envers les autres enfants présents. Rosie, véritable mère-poule, décide de porter plainte contre Harry : dès lors, chaque personnage va être pris à parti et doit choisir son camp : a-t-on le droit de gifler un enfant ? Mais en réalité, bien vite, on se rend compte qu’il existe, entre les personnages, des haines rentrées, sous-jacentes, qui sont le véritable enjeu de toute l’histoire.
Bien évidemment, il ne s’agit ici que de la colonne vertébrale de La gifle. Comment avez-vous pu imaginer que j’aurais pu mettre dans mes coups de cœur un roman qui aurait pour thème central la question de flanquer, oui ou non, une claque à un marmot braillard et insupportable ? Non, la Gifle, c’est bien autre chose. Le livre est construit en 8 chapitres, et chaque chapitre est centré sur un personnage bien précis que nous saisissons dans un moment précis de sa vie et en relation avec l’histoire de la gifle infligée au petit Hugo par Harry, événement révélateur de leur vraie personnalité. D’abord, c’est Hector : marié à Aïsha, il est amoureux de la jeune Connie à laquelle il renonce, finalement. Dans l’histoire de la gifle, Connie, en effet, prend parti pour Rosie et Hugo, et Hector ne peut l’accepter : Harry est son cousin et Hector, en bon australien d’origine grecque a le sens de la famille. Anouk est l’amie d’Aïsha et de Rosie. L’affaire de la gifle est épineuse pour le trio de copines : Aïsha tient pour Rosie, Anouk s’oppose à son amie ; elle pense qu’Hugo est mal élevé et qu’Harry a eu raison de lui coller un électrochoc. Anouk est célibataire, sans enfant ; elle écrit des scenari débiles pour des séries débiles style plus belle la vie mais déteste ce job ; elle entretient une liaison avec Rhys, un acteur beaucoup plus jeune qu’elle. Lorsqu’elle tombe enceinte de ce dernier, elle avorte. Cette crise lui fait prendre conscience qu’elle perd sa vie dans ce job futile. Elle largue tout pour écrire son livre. Harry est celui qui a collé la gifle à Hugo. Riche, et fier de l’être, Harry étale les signes extérieurs de richesse. Connie est amoureuse d’Hector, marié à Aïsha. Cependant, elle se fera dépuceler par Ali, un jeune arabe… Hector a en effet renoncé à elle et elle doit se faire une raison. Manolis est le père d’Hector. C’est un homme vieillissant qui supporte mal la perte des valeurs familiales dans la société australienne. Certes, il défend Harry, qui fait partie de la famille, et voit d’un très mauvais œil le fait qu’Aïsha, sa belle-fille, tienne pour Rosie, la mère qui élève mal son petit Hugo. Selon lui, elle ne respecte pas l’ancien qu’il est. D’un autre côté, il se rend compte que le temps passe : certains de ses amis ont disparu, et bientôt, ce sera son tour. Rosie est la femme de Gary, un mari alcoolique. Elle couve excessivement son fils, Hugo qui tête encore son sein à quatre ans. Le couple est en crise. Gary ne supporte pas l’attitude de sa femme. Certes, il porte plainte avec elle contre Harry dans l’histoire de la gifle, mais ensuite, il en veut à son épouse de toute cette histoire débile. Surtout que le procès est perdu : Harry est riche, il a un bon avocat et Gary considère qu’il a été ridiculisé par toute cette affaire. Aïsha, épouse d’Hector, est en pleine crise. Elle vient de tromper son mari avec un collègue. Lors d’un voyage à Bali, les deux époux se retrouvent face à face pour une mise au point douloureuse ; mais l’amour est le plus fort, et Hector et Aïsha s’aiment, c’est sûr. Enfin, Richie. C’est le meilleur ami de Connie. Il est homosexuel et n’est pas encore vraiment sorti avec un garçon. Secrètement amoureux de son meilleur ami, mais aussi d’Hector, il a la tête pleine de fantasmes. Il aime beaucoup le petit Hugo, couvé par sa mère : il pense que le petit garçon sera comme lui, plus tard. Mais sans doute va-t-il bientôt découvrir le sexe ! Lenin l’a embrassé.
Voilà pour une présentation succincte des personnages ; certes, je suis encore loin du compte car ce roman est extraordinairement dense ! Mais quand même, il faut dire que c’est bien agréable de lire 8 romans différents en un seul !
Maintenant, il est temps d’évoquer le génie de La gifle. D’abord, il s’agit ici d’une chronique familiale très bien sentie. Hector, son père Manolis, Harry sont de la même famille d’origine grecque. Et la mentalité grecque leur colle aux pattes. Pas question de se désunir lorsqu’il y a un problème. La famille, c’est sacré. Certes, Hector a épousé Aïsha, d’origine indienne. La jeune femme est l’amie de Rosie et tient avec elle : l’histoire de la gifle révèle la crise qui couvait depuis longtemps entre Hector et Aïsha. Et puis, si le thème de l’éducation des enfants est au cœur de l’intrigue, l’ensemble ne reste pas au simple stade du « pour ou contre être un peu rude avec les enfants ». Harry est en effet un homme violent. Sa femme en a fait les frais. Ne mérite-t-il pas d’être arrêté par quelqu’un ? Quant au petit Hugo, c’est un enfant qui manque visiblement de repères : sa mère le couve trop, son père est alcoolique. Un jour, l’enfant a craché sur un vieil homme, alors ne méritait-il pas d’être corrigé dans ses excès ?
Au-delà de la chronique familiale, la gifle met aussi en avant des problèmes sociaux de l’Australie. Chronique ordinaire d’un coin de la banlieue de Melbourne que le racisme gangrène. Jamais Aïsha, d’origine indienne, n’a eu grâce aux yeux de Koula, la mère d’Hector, d’origine grecque. Manolis déteste le laxisme australien. Bref, entre les personnages, il y a des tensions générées par leurs origines diverses qui impliquent une incompréhension mutuelle. Et puis, il y a aussi les rivalités liées au niveau de vie de chacun. Rosie déteste Harry pour sa violence, mais aussi parce qu’il est riche et vulgaire. Considérés comme des prolos méprisables par Harry, Gary et Rosie se vengent en portant plainte contre lui pour la gifle qu’il a collée à leur gosse.
Enfin, la gifle, c’est la connexion de 8 personnages extraordinairement bien campés. Christos Tsolkias a un talent rare : celui de se glisser parfaitement dans la tête de chaque personnage, si différent des autres. Hector et Aïsha, un homme, une femme, mariés, un couple solide mais des personnages en crise. Rosie, une mère névrosée qui donne encore le sein à un fils sur lequel elle reporte tout son amour, puisque son mari est alcoolique… mais c’est aussi parce qu’il se sent délaissé qu’il boit. Bref, c’est le serpent qui se mord la queue. Connie et Richie, des ados qui découvrent l’amour et ses dures lois. Une hétérosexuelle, un homosexuel. Manolis, le vieux grec attaché à la famille, au respect de l’ancien. Harry, nouveau riche, self made man plein d’arrogance, violent, macho. Anouk, femme libre, célibataire, indépendante. Voilà donc un tableau très réussi de la diversité humaine ! Qu’il soit hétéro, homo, homme, femme, jeune, vieux, marié, célibataire, Christos Tsolkias sait adopter le ton juste : tantôt à l’intérieur de son personnage, il nous fait partager sa vision des autres et du monde ; mais il sait aussi, subtilement, se déconnecter de ce dernier et manier à son encontre une sacrée ironie. Par exemple : Richie ; c’est un jeune ado, impatient de découvrir le sexe, qui fantasme sur des hommes divers et inaccessibles ; un jour, dans les vestiaires de la piscine, il a une érection alors qu’il regarde Hector qui s’en aperçoit et lui décoche le pire des regards méprisants. Richie ne supporte pas ce regard et se venge d’Hector en salissant injustement sa réputation. Ah ben oui, on se dit que vraiment, Richie est une vraie tarlouze pitoyable. Mais on ne peut aussi qu’être ému par le désarroi du jeune garçon devant des fantasmes qui le bouleversent au point qu’il tente de se suicider.
A la fois dur et doux avec ses personnages, Christos Tsolkias nous offre un roman d’une force et d’une justesse rarement égalées. Avec La gifle, on plonge au cœur de l’humain qui palpite, de sa complexité, de sa grandeur, mais aussi de sa faiblesse, de ses côtés admirables, mais aussi pusillanimes. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi finement ciselé. D’ailleurs, La gifle a reçu de nombreux prix en Australie ! Et je confirme le génie et l’intelligence de ce roman que je ne sais comment recommander ! C’est juste renversant et inoubliable !
Pour finir, je dirai que lorsque j’ai lu La gifle, j’ai immédiatement pensé au film magistral d’Asghar Farhadi : une séparation. Là aussi, un simple moment d’exaspération déclenche un drame qui va bientôt prendre les personnages dans un piège tragique dont ils ne savent plus se dépêtrer et qui révèle des tensions sociales, sentimentales, familiales, et culturelles. Si vous connaissez et aimez ce film, vous serez emballé par La gifle ! A lire absolument, si on n’a pas peur de se prendre une belle mandale dans la tête ! Mais encore est-ce un peu ce qu’on attend d’un bon livre !
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