Emile Zola : La bête humaine / Du Zola toutes griffes dehors
Pour inaugurer cette petite révolution dans le monde des livres que constitue l’achat d’une tablette Google Lexus 7, j’ai choisi de retourner, paradoxalement, aux classiques intemporels. Mais attention ! C’est un auteur résolument moderne dont je propose ici la lecture, un auteur qui a fait du monde industriel et des grandes mutations politiques, économiques et sociales de son siècle un sujet d’inspiration romanesque centrale dans certaines de ses œuvres. C’est le cas de La bête humaine -roman publié en 1890 – qui met le monde des chemins de fer au cœur du drame raconté. Ah oui ! L’auteur ? Emile Zola, bien évidemment !
Tout commence avec l’assassinat du président Grandmorin, dans l’express qui relie Paris au Havre, au niveau de La Croix de Maufras, non loin de Rouen. L’homme n’est certes pas un saint ! Il aime courir la gueuse. Parmi ses victimes, la petite Louisette. Cependant, c’est le carrier Cabuche, un homme frustre et marginal qui est soupçonné, car la jeune fille est allée mourir chez lui. Egalement victime des abus de Grandmorin, Séverine, mariée à Roubaud, le sous-chef de la gare du Havre. Un jour, la jeune femme révèle à son mari les complaisances qu’elle fut contrainte d’accorder à Grandmorin, lorsqu’elle était au service de Madame Bonnehon, sa sœur. Roubaud, fou de rage et de jalousie assassine le vieux vicieux dans le train qui les ramène au Havre et ce, avec la complicité de sa femme, Séverine. Cependant, le mécanicien Jacques Lantier a furtivement vu le meurtre lorsque le train est passé à toute vitesse devant lui. Une enquête a lieu, enquête surtout diligentée par le juge Denizet. C’est alors que Jacques et Séverine se rencontrent et se plaisent. C’est pourquoi, cité comme témoin dans l’affaire, Jacques taira ses soupçons, laissant l’innocent Cabuche risquer l’inculpation. Cependant, Séverine demande à un ami du défunt Grandmorin, le très puissant M. Camy-Lamotte son appui. Or ce dernier a pour instruction de calmer l’affaire qui déchaine les passions, notamment dans l’opposition. Le juge Denizet, appâté par un quelconque avancement ou par une légion d’honneur, conclut à un non-lieu. La vie reprend donc son cours normal… ou presque. La culpabilité ronge le couple Roubaud qui se disloque peu à peu. Roubaud se met à jouer tandis que Séverine entame une liaison passionnée avec Jacques Lantier et se met à haïr son mari qui ose voler l’argent caché, pris sur le président Grandmorin, argent sacrilège auquel le couple s’est promis de ne jamais toucher. Et puis, Séverine rêve d’une vie nouvelle avec son amant… peut-être aux Amériques ? Ainsi germe l’idée de l’assassinat de Roubaud dans l’esprit du couple adultère. Cependant, Lantier ne peut se résoudre à passer à l’acte. En réalité, le jeune homme souffre d’un mal secret : lorsqu’il désire une femme, il éprouve également l’irrépressible envie de l’égorger. Ce mal l’a déjà éloigné de Flore, la jeune garde-barrière de La croix de Maufras, qui est éprise de Jacques. Jalouse du couple qu’il forme avec Séverine, elle fomente un accident terrible qui anéantit la locomotive qui conduit les deux amants à Paris. C’est alors que Jacques et Séverine, dans la maison de La croix de Maufras qui revient à cette dernière par héritage du président Grandmorin, décident d’assassiner Roubaud pour de bon. Mais les choses tournent mal : Jacques est repris de folie meurtrière et assassine… sa maîtresse, Séverine. Le malheureux Cabuche se trouve malencontreusement sur les lieux du crime et sera condamné. Quant à Roubaud, il est suspecté de complicité. Il sera également condamné. Très vite, Jacques prend une nouvelle maîtresse : Philomène. Cependant, cette dame est aussi la maîtresse de Pecqueux, le conducteur associé à Jacques. Un jour, les deux hommes, désormais rivaux, en viennent aux mains alors qu’ils conduisent le train Le Havre-Paris ; cette dispute leur coûtera la vie puisqu’ils tombent ensemble du train lancé à toute vitesse, train qui emmène maintenant aveuglément à la guerre contre la Prusse des centaines de soldats.
Difficile de rédiger un article court et condensé sur un roman si touffu que la bête humaine d’Emile Zola. Partons donc du titre choisi par l’auteur pour ce roman.
La bête humaine, c’est d’abord le monstre qui ronge le cœur des hommes. On pense bien sûr à Jacques, qui souffre d’un mal atavique que Zola rattache à l’hérédité familiale (Jacques est issu d’une famille où folie et alcoolisme ont perverti les gènes) et à une hérédité masculine (les hommes ont depuis la nuit des temps un compte à régler avec les femmes). Ce mal génère chez le jeune homme une pulsion meurtrière dès qu’il désire une femme. Sans doute Zola est-il le premier romancier qui ressent intuitivement le lien existant entre le désir sexuel et la pulsion meurtrière : les deux se rejoignent dans une envie de possession absolue de l’autre (le lien entre ces deux pulsions humaines sera mis en exergue par la psychanalyse, à la fin du XIXème siècle). Mais la bête humaine se trouve aussi dans tous les autres personnages : Roubaud qui, par jalousie, assassine le président Grandmorin qui a abusé de sa femme, jadis. Ensuite, le sous chef de gare sera pris par la passion du jeu qui le poussera à enfreindre le tabou lié à l’argent dérobé sur le mort : Roubaud vole cet argent pour le jouer. Misard, le garde-barrière de La croix de Maufras, empoisonne à petit feu son épouse, la tante de Jacques, pour dénicher son magot. Après la mort de celle-ci, il tourne en rond à la recherche de ces mille francs introuvables. Flore, la fille de la tante Phasie est amoureuse de Jacques : la jalousie la pousse à organiser le déraillement du train qui emporte Jacques et Séverine vers Paris et leur nid d’amour. Atterrée par son geste, elle se jettera sous un autre train. La président Grandmorin est un vicieux respectable : il aime les très jeunes filles. Bref, tous les personnages sont rongés par une passion ou une pulsion, une bête qui dévore leur être tout entier.
La bête humaine, c’est aussi la locomotive que conduit Jacques et qu’il surnomme La Lison. Par métaphore, Zola relie ce monstre d’acier à une jument, une cavale conduite par l’homme, mais aussi à une femme, une maîtresse dominée par le mâle. En personnifiant ainsi la locomotive, Zola l’humanise. Cependant, le train, c’est un monstre aveugle et terrifiant : il mange les hommes, les enferme dans son ventre et les emmène dans une folle course toute pleine d’un fracas de ferraille assourdissant et barbare. Bien évidemment, le train est associé plusieurs fois à la mort dans le roman : le meurtre de Grandmorin se déroule dans un wagon, deux accidents ont lieu (celui dû à la neige, celui dû à Flore), Flore se suicide en se jetant sous un express, Jacques et Pecqueux s’entretuent à bord d’une nouvelle locomotive.
Par ailleurs, toutes ces tragédies humaines se situent au même endroit : La croix de Maufras. Zola dramatise ainsi la mort en créant une sorte de fatalité qui pèserait sur le lieu, comme si, de manière inexorable, le destin se plaisait à frapper là où le premier crime s’est déroulé : la président Grandmorin a en effet abusé de la petite Louisette à cet endroit, naguère.
Comme toujours chez Zola, la satire sociale est aussi un enjeu majeur : satire de la justice, de la bourgeoisie, du peuple, de la mesquinerie humaine en général. Tout d’abord, la justice est incarnée par le juge Denizet : celui-ci se laissera corrompre d’abord par M Camy-Lamotte qui l’incite d’abord à calmer le jeu et les esprits car l’inculpation de Roubaud ou de Cabuche ferait éclater au grand jour ce que tout le monde sait, mais tait : le vice du président Grandmorin, figure puissante et respectée du second empire, régime qui se veut insoupçonnable quant à la moralité de ses représentants. Ensuite, alors qu’il faut mener une enquête sur la mort de Séverine, Camy-Lamotte incite Denizet à l’inculpation de Roubaud et de Cabuche car le régime du second empire, alors en pleine chute, a besoin de prouver aux yeux du public son efficacité. Bien évidemment, les deux inculpés dérangent alors la morale bourgeoise : Cabuche est un marginal qui vit en solitaire dans la forêt et qu’on soupçonne de violence ; Roubaud, désormais, n’est plus un chef de gare qui obéit à l’emploi du temps des départs et des arrivées des trains : il joue, boit, dépense beaucoup d’argent, laisse sa femme le tromper sans rien dire et n’effectue plus correctement son travail. Bref, c’est un débauché dont on est bien content de se débarrasser, à la direction des chemins de fer. Et puis, bien évidemment, les cancans de palier, des tromperies, les coucheries, la débauche… oui, encore une fois, Zola verse dans une noirceur absolue lorsqu’il s’agit de proposer une vision de la société, une vision de l’humanité.
La puissance dramatique de la bête humaine vient du fait que tous les faisceaux précédemment évoqués, se rejoignent et fusionnent : le monde intérieur et le monde extérieur, tous les degrés de la société se retrouvent dans l’idée de pourriture atavique et de violence aveugle. Le final du roman est sur ce point tout à fait remarquable puisqu’une nouvelle bête mangeuse d’homme vient rejoindre toutes les autres : la guerre de 1870 contre la Prusse :
« Qu’importaient les victimes que la machine écrasait en chemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient ».
Alors, on pourrait reprocher à Zola de forcer le trait, de se complaire dans une vision noire de l’humanité que rien ne rachète jamais, d’être parfois simpliste et caricatural dans la psychologie de ses personnages, déplorer le fait que le roman comporte des longueurs dont on aurait pu se dispenser... n’empêche que La bête humaine est un roman où souffle le génie tout-puissant de l’auteur : une écriture majestueuse, ample, puissante, épique, une vision du monde saisissante et inoubliable, un roman policier passionnant et cruel doublé d’un roman d’amour torturé et aussi d’un roman social désabusé et très sombre, le tout sur un fond résolument moderne : le monde des chemins de fer qui bouleverse tout à coup la topographie de la France et la vie des hommes, de manière violente et irrépressible. Pour sûr la bête qui pousse le lecteur à dévorer un livre est bel et bien là, lorsqu’on a entre les mains un roman du calibre de La bête humaine.
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