David Foenkinos : Les cœurs autonomes : coup de cœur et autres accro-dépendances à Foenkinos.
Non, il ne sera pas dit qu'un roman « light » (170 pages et 2 heures 30 de lecture jouissive) ne puisse pas figurer dans la catégorie suprême de ce carnet de lectures.
Après avoir été plus que séduite par Le potentiel érotique de ma femme, prix Roger Nimier 2004, me voilà totalement conquise par Les cœurs autonomes, paru en 2006 aux éditions Grasset.
Fi de mes reproches sur la minceur des romans de David Foenkinos (qui sont peut-être aussi un peu liés à la frustration de devoir quitter si vite l'écriture tellement plaisante et l'esprit non moins aiguisé de cet auteur). Il est évident qu'une histoire comme celle qui est racontée dans les cœurs autonomes a besoin de cette forme de roman bref qui lui confère à la fois force et nervosité dramatique. J'ajouterai que si cette œuvre est brève, elle n'en est pas moins dense.
Quelques mots, donc, sur la trame générale des cœurs autonomes, un roman que j'ai envie de laisser parler bien plus que de le commenter.
Trois personnages anonymes. Anonymes ? Voilà qui n'est pas complètement évident ! D'abord, il y a le narrateur « je » qui paraît bien être Foenkinos lui-même : il se souvient de cette jeune fille étrange, timide et insaisissable qu'il avait rencontrée sur les bancs de la fac de lettres… cette jeune fille qui est en train de défrayer l'actualité du moment. Pourquoi ? Pour un fait divers… une violente histoire de carnage entre des flics et un couple de jeunes marginaux au bois de Vincennes. Une histoire qui n'est pas sans rappeler celle d'Audry Maupin et de Florence Rey !
Mais comment tout a-t-il donc commencé ? Par une rencontre, une attirance entre un garçon et une fille.
« L'envie irrépressible de se toucher et d'utiliser les moyens les plus infantiles pour y parvenir, des jeux d'un autre temps, une bataille de polochons pour s'effleurer, se toucher de plus en plus, phalange par phalange, pensée par pensée, incertains de l'autre et certain de soi, puis le contraire, puis le contraire à nouveau, des rires idiots, le plaisir de jouer, l'amour les grappillant méthodiquement dans la folie, l'amour qui ridiculise le passé et la fiction, mon amour déjà. »
C'est l'histoire d'un amour qui devient vite passionnel et exclusif, d'un amour inquiet, comme tous les amours, avec la comédie des âmes que Foenkinos sait si bien traduire.
« Je ne sais que lui dire, pense-t-elle. Ou plutôt, je sais ce que je pourrais lui dire, mais j'ai peur que mes mots ne soient pas à la hauteur des siens. J'ai peur qu'il soit déçu, qu'il parte, que son visage se ferme, j'ai peur qu'il ne me regarde plus comme il m'a regardée.
Elle est silencieuse, pense-t-il. J'ai l'impression qu'elle m'admire un peu. Je suis plus âgé, c'est normal. Je dois avoir l'air sûr de moi. Et pourtant, c'est si difficile. Il ne faut pas qu'elle sache que son silence me trouble, que j'aime en elle quelque chose que je ne connais pas.
J'ai lu un livre ce matin, pense-t-elle. J'ai eu beaucoup de mal à me concentrer, je pensais tout le temps à lui. Il était entre les lignes, il était entre les mots. Il s'immisçait dans les courbes d'une lettre. Je me suis forcée à lire, en pensant que je pourrais lui raconter ce soir mes impressions. Mais j'ai tout oublié maintenant. Le titre existe quelque part sur le bout de ma langue ».
Cependant, cet amour fou s'inscrit sur un fond social de contestation : 1994, les manifestations anti-CIP. Foenkinos raconte les derniers sursauts, les dernières illusions d'une jeunesse qui veut encore s'inscrire dans l'héritage de Mai 68. Une illusion dont Foenkinos n'est pas dupe : lui, narrateur, pendant quelques mois, se prend pour un révolutionnaire.
« Nous étions jeunes, nous vivions avec la conscience de notre jeunesse, de ce temps si vite perdu comme le rabâchent chansons et poèmes, il fallait savourer sa jeunesse, profiter de chaque instant de ce temps que tout jeune ne peut savourer. Nous voulions surtout rompre avec les illusions des autres, des parents et de la pression sociale qui attendent qu'on se fonde dans le moule, qu'on s'euthanasie à la discrétion bourgeoise. Comment ne pas vouloir tout saccager de cette absurdité tracée, de ce lendemain sans saveur si ce n'est celle de l'amertume et de la résignation. Le rêve de vivre chaque seconde comme une entité, sans que cette seconde soit liée à la prochaine dans une chaîne insoutenable qui propulse vers un avenir à définir. Vivre pleinement, cela revient à ne pas vivre pour le futur ; la jeunesse est un adultère, une histoire d'amour impossible. »
Cependant, le combat anti CIP n'a pas l'ampleur de Mai 68 et le jeune homme révolté commence à tourner en rond, à s'entêter dans son envie de révolution, lors même que tout le monde rentre dans l'ordre. La conscience de l'impasse dans lequel le mouvement va s'achever le rend fou. C'est alors que le couple bascule dans la marginalité et l'engrenage absurde de la révolte impuissante et meurtrière.
« Depuis des semaines, elle essaie de trouver des solutions, mais comment se loger sans fiches de paye, sans garantie des parents, sans argent surtout ? Vivre en dehors de la société n'est pas possible. Contrairement à lui, elle est prête, même si elle ne peut se l'avouer, à tenter de reprendre une vie normale. Mais il est trop tard. Comment se regarder dans un miroir ensuite ? Après avoir tant critiqué le système, après avoir vomi sur la moindre institution, ils ne pourront jamais vivre dans un tel compromis. Ils sont morts pour la société, et il n'y a pas de vie ailleurs. »
Ainsi, les cœurs autonomes s'inspirent-ils librement de la tragédie sanglante du couple Maupin-Rey sans le nommer, afin d'ériger ce dernier en symbole d'une jeunesse révoltée sur laquelle Foenkinos porte un regard en demi-teinte, à la fois fasciné et lucide, car il est vrai qu'il y a, dans l'insoumission totale, à la fois de la beauté et une tragique absurdité, deux paramètres entre lesquels l'auteur fluctue avec une habileté déconcertante.
Mais avant tout, ce roman raconte une jeune fille et un jeune homme. Elle, timide, introvertie, follement amoureuse et prête à tout pour briller dans le regard de l'homme qu'elle aime : elle joue la comédie de la révolte pour lui plaire, tout en aspirant à une vie normale. Lui, révolté, asocial, tyrannique parfois, il s'entête dans la haine qu'il éprouve à l'égard de la société et entraîne celle qu'il aime dans un gâchis tragique.
Je terminerai en soulignant la nervosité globale de ce roman : certes, les phrases courtes et l'utilisation du présent de narration contribuent à cet effet. Cependant, pas de temps mort, pas de digression… et tout l'art de Foenkinos est de laisser au lecteur la part digressive de l'œuvre. Son écriture propose en effet à celui qui le lit des instants de pause, des invitations à prolonger lui-même la phrase qui s'achève et qui reste cependant en suspens. Car Foenkinos a aussi l'art du raccourci limpide et surprenant qui prête à l'arrêt et à la réflexion...
Ainsi donc, cher David, tu n'as eu aucun prix pour ce roman ? Tant pis pour toi ! tu auras quand même droit à toute l'admiration et à l'enthousiasme d'une nouvelle lectrice bloggeuse à ses heures… ce qui je suppose, ne t'empêchera pas de dormir.
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