Annie Ernaux : Les années / Un coup de cœur de l’année 2012.
On commence à sentir qu’on vieillit lorsque, de manière imperceptible, les années semblent passer de plus en plus vite. Hier, Janvier 1990, aujourd’hui, 6 Novembre 2012. Et puis, on discute avec des collègues plus vieux : c’est encore pire, pour eux, cette sensation de vitesse du temps. Et puis, il y a ceux qui partent en retraite et toi, tu les as connus depuis tant ! Ça fait vingt ans que vous êtes collègues, et il faut se dire : « adieu », « au revoir », on ne sait pas, mais c’est quelque chose de très bizarre d’avoir vécu si longtemps ensemble et d’un seul coup, c’est fini parce qu’il y a le temps qui passe et que tout a une fin. Une petite fin de vie, en un sens, le départ d’un collègue qu’on connaissait depuis vingt ans ; vingt ans à aller dans la même direction, le matin, après le petit-déjeuner, à user le même mobilier, à se refiler les mêmes élèves pendant quelques années… Et puis, un jour, c’est fini pour toujours. Turn-over. Jusqu’au jour où c’est toi qui es pris par le turn-over, toi qui pensais être un pilier. Bref.
Allons donc, nous allons parler du temps qui passe et qui en laisse gros sur la patate avec le roman d’Annie Ernaux : Les Années, écrit en 2008 et paru aux éditions Gallimard.
Les années, c’est le roman du temps d’Annie Ernaux, de sa jeunesse, juste après l’occupation, à aujourd’hui, fin des années 2000. Une jeune fille, entre tradition et progrès, une femme, entre lutte, accomplissement et amertume. Et toujours le sentiment du temps qui passe et qu’on ne retient pas. Bien pire ! Le sentiment d’une décadence inéluctable face au sentiment de vieillir.
J’ai adoré le roman d’Annie Ernaux : Les années, et moi qui ne suis pas de sa génération, je me suis retrouvée en elle, dans son propos. Peut-être parce que finalement, nous sommes liées par la continuité d’une certaine idée de la femme dans le monde, et par un certain attachement aux idéaux marxistes considérés aujourd’hui par tous comme totalement obsolètes.
Les années, c’est donc le témoignage d’une femme, d’une intellectuelle de gauche sur les années de sa vie. Tout commence à la libération ; Annie Ernaux est jeune : elle vit la dichotomie des 30 glorieuses d’avec les années de restriction vraie. Les valeurs prônées étaient celles des grands-parents, des arrière-grands-parents : sagesse, bon sens, modestie. La femme est au foyer et l’homme est on ne sait où mais forcément, là où il va, c’est pour le bien de la famille. Et puis, il y a les débuts de la société de consommation : on se desserre la ceinture tandis que la morale pèse toujours autant sur les femmes : l’avortement est illégal, on risque sa vie dans la cuisine d’une faiseuse d’anges. Les années 70 et leur grande effervescence idéologique qui retombe bien trop vite, écrasée par le poids de la société de consommation qui décidément a le dernier mot sur tout. Viennent les années 80 et l’âge de la maturité : vision désenchantée de la société qui désormais va à vau-l’eau, qui s’étiole, se diversifie, se consume de plus en plus dans des discours contradictoires qui se rejoignent cependant sur une seule et même ambition : consommer plus, acheter plus. Voilà ce qui nous meut, désormais, ce qui nous oriente, et nous votons pour celui qui nous permettra de consommer toujours plus et mieux. Terrible de penser qu’en 2012, ce sont les socialistes qui permettent d’assouvir le mieux ce désormais instinct de consommation dans ce qu’il a de plus débridé.
Avec les années, Annie Ernaux parvient à laisser une trace d’elle et de sa petite vie dans le grand monde qui nous englobe tous. Elle veut « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » et elle y parvient.
D’abord parce qu’Annie Ernaux mélange astucieusement de nombreuses strates de la vie : la vie du monde – entendons par là l’actualité dans ce qu’elle a de marquant ou non – la vie du monde en lien avec soi – les tubes qu’on aime, les trucs qui font le buzz pendant quelques temps et dont on pense qu’ils marquent à jamais une période – et puis, de manière bien plus discrète, quelques événements majeurs de sa vie personnelle de femme à la fois libérée et terriblement normale.
D’abord quid de la femme, Annie Ernaux ? Peu de choses. Témoin de son temps, Annie Ernaux a avorté dans les années 60, au moment où la liberté sexuelle était déjà ancrée dans le cerveau de certaines filles sans que la société soit bien au fait de cette évolution qui allait en s’amplifiant. Annie se représente dans ce roman sous la forme de photos qu’elle décrit et qu’on peut voir dans le petit livret personnel qu’elle a consenti à adjoindre au roman. Annie fixée par l’objectif en 1960, en 1975, etc… Accompagnent ces photos, des commentaires, des réflexions, toute une histoire : celle de l’époque où la photo a été prise. Alors, bien sûr, tout dépend : si on est dans les années 60, il y a l’idée d’orée : orée d’une nouvelle ère. Et puis, les années 90 et 2000, terrible bérézina. C’est un peu l’histoire de toute une vie : on vit d’abord sur l’idée de montée, d’apogée, d’exultation, dans la première phase de l’existence, et puis, ensuite, c’est la décadence, la descente aux enfers : années de désillusion, de vieillissement. Cependant, selon l’âge des individus, la chronologie ne se cale pas de la même manière : si je devais écrire les années, moi qui suis plus jeune, je considérerais que la société va de mal en pis depuis le début du XXIème siècle. Mais, de toute manière, comme Annie Ernaux, moi aussi, j’ai ce sentiment que désormais, tout va en descendant. Encore dois-je me dire, et vous dire, que bien plus que de la société qui va et qui vient indépendamment de notre petit moi, c’est de nous-mêmes et de notre propre décadence que nous témoignons.
Cependant, Annie Ernaux nous livre un livre incisif et une œuvre qui dépasse de beaucoup le simple roman-photo d’une vie à travers l’actualité des diverses décennies. Elle parvient à restituer l’odeur et le goût d’une époque : les années 50 et leur austérité déjà mise à mal par l’attirance pour les produits nouveaux qui allaient changer la vie de la ménagère. Les années 60 et le commencement de la consommation débridée : c’est le mal de la vie d’Annie Ernaux qui n’a de cesse de s’insurger contre l’abondance et les supermarchés qui vomissent leurs produits ciblés. Et puis, peu à peu, dans les années 80, la perte des idéaux, l’avancée des discours économistes et seulement économistes, dénués de projet globaux pour une société donnée. Bref, l’argent comme seule référence de survie et de vie pour une société.
Voilà pourquoi on lit avec délice les années d’Annie Ernaux, roman qui surfe sur la nostalgie. Que de souvenirs Annie Ernaux ressuscite ! Tant de choses oubliées ! Par exemple, la grosse tempête qui a eu lieu juste avant l’avènement des années 2000 ! Et puis, tous les trucs qu’Annie Ernaux a omis et que moi, j’aurais mis : La folie Dallas, dans les années 80, Mickaël Jackson et les films d’horreur qu’on se passait en boucle. Mais je ne suis pas Annie Ernaux, et mes histoires ne sont pas les siennes… Quoique !
Bref, dans les années, Annie Ernaux passe en revue ses souvenirs pour notre plus grand plaisir, souvenirs particuliers, et universels, mais en tout cas liés à une génération : la sienne ; cinquante années d’Histoire et de petite histoire revisitées par une intellectuelle dont l’héritage est pluriel : un sentimentalisme romantique intimement mêlé à un empirisme qui découle de l’esprit des lumières et des convictions progressistes marxistes revues et corrigées par la vague existentialiste des années 50 : Camus, Sartre, de Beauvoir. Cocktail détonnant et totalement jouissif.
Ainsi, l’autobiographie plurielle et singulière d’Annie Ernaux, il faut la lire ! Elle ne fait pas dans le nombrilisme, elle n’a rien de ces autobiographies auto-expansives et assommantes : les années, ça parle de toi, de ton père, de ta grand-mère : de ton histoire perdue dans la grande Histoire de tous. Voilà pourquoi, on ne peut lire les années sans écraser, de temps à autre une larme en guise d’hommage… à tout ce qui fait qu’on est là, hic et nunc : ici et maintenant, et à toutes ces choses du passé qui nous ont rendu possible, nous, petit être vivant en 2012. Les Années, c’est vraiment une œuvre vertigineuse ! Merci, Annie Ernaux !
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