LECTURES VAGABONDES

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Annie Ernaux : La femme gelée/Chaudement recommandé

 

                Avec l’hiver sibérien que nous venons de traverser et le printemps non moins polaire que nous avons subi, je peux affirmer, en ce mois de juin qui n’a rien de terrible, que je suis une femme gelée. Bien sûr, Annie Ernaux ne prend certainement pas sa plume pour fustiger la météo lorsqu’elle écrit La Femme gelée, roman paru aux éditions Gallimard en 1981.

 

         La femme gelée est une sorte de roman autobiographique dans lequel Annie Ernaux tente de pointer du doigt toutes les raisons pour lesquelles les femmes s’avèrent être esclaves de leur condition. Nous sommes donc invités à suivre son parcours, revu et corrigé à l’aune d’un féminisme acerbe, de l’enfance à l’avènement de son second enfant.

 

       Au début du roman, se trouve la figure de la mère – sujet du roman : Une femme - et du père – sujet du roman : La place - d’Annie Ernaux. C’est aussi l’occasion pour l’auteure d’esquisser quelques portraits de femmes fortes, des femmes de la campagne, des travailleuses qui ne passent pas leur vie à minauder ou à faire leur coquette devant la glace. Et ce n’est sans doute pas dans la sphère familiale qu’Annie Ernaux est devenue une « femme gelée ». Sa mère, en effet, tient une épicerie et n’est pas ce qu’on appelle une femme soumise. D’ailleurs, c’est plutôt le père qui s’occupe du foyer. L’un comme l’autre sont très attentifs à la scolarité de leur fille : il faut qu’elle fasse des études, qu’elle devienne quelqu’un.

         L’apprentissage de la condition féminine, c’est tout d’abord à l’école qu’elle l’apprend. Chez les sœurs, en effet, outre les matières traditionnelles, on apprend aussi à devenir une bonne épouse, une bonne mère, une femme douce et aimante. Et puis Annie Ernaux est confrontée à la comparaison de sa mère avec d’autres mères qui, au contraire de la sienne, s’occupent bien de leur intérieur, chez lesquelles il n’y a ni poussière sur les meubles, ni traces de doigts sur les poignées de portes.

         Puis vient le temps de l’adolescence, de l’éveil du désir. Comme tant d’autres filles de son âge, Annie Ernaux pense aux garçons. Elle considère sa meilleure amie, Brigitte, comme très émancipée car elle est coquette, se maquille. A son contact, Annie commence à apprendre les codes féminins destinés à séduire les garçons, mais ingurgite en même temps tout un tas d’idées reçues sur la virginité qu’il faut conserver jusqu’au mariage, la salissure d’être considérée comme une fille volage, etc…

        Enfin, vient le temps du mariage et de la maternité. Annie Ernaux doit revoir ses ambitions à la baisse : elle voulait devenir professeur, mais il est difficile de concilier des études exigeantes et la vie de femme qui a un foyer à charge. Annie Ernaux court après le temps : elle s’occupe de son fils, elle fait les courses, nettoie l’appartement…. Pendant ce temps, son mari se préoccupe uniquement de sa carrière et a le temps de se divertir, le week-end. Bien sûr, elle finira par obtenir le CAPES, mais la vie, pour elle, c’est une course perpétuelle entre toutes les obligations d’une femme au foyer et celles d’une femme qui travaille. Annie Ernaux est devenue une « femme gelée », gelée dans ses ambitions, gelée dans ses habitudes, gelée dans sa condition de femme, de mère, d’épouse. Voici un petit extrait édifiant :

 

      « On se fait peur, on s’affole, inouïes les capacités d’endurance d’une femme, ils appellent ça le cœur. J’y suis bien arrivée à l’élever, le second, et faire du français dans trois classes et les courses et les repas et fermetures Eclair à reposer, et les chaussures des petits à acheter. Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire, puisque, il m’en persuade toujours, je suis une privilégiée, avec cette aide ménagère à la maison quatre jours et demi par semaine. Mais alors quel homme n’est pas un privilégié, sept jours sur sept sa femme de ménage favorite. Naturellement je serai encore moins qu’avant la prof disponible, avide de recherches pédagogiques, de clubs d’activités, bon pour les hommes ou les filles seules, plus tard peut-être. Et pourquoi rester dans un lycée, qui dévore mon temps de mère en copies et préparations. Moi aussi je vais m’y précipiter dans ce merveilleux refuge des femmes-profs qui veulent-tout-concilier, le collège, de la sixième à la troisième, nettement plus pénard. Même si ça me plaît moins. « Faire carrière », laisser ça encore aux hommes, le mien est bien parti pour, c’est suffisant ».

 

         Bref, j’ai déjà pu lancer mon coup de gueule contre ces idées féministes qui me paraissent mal mesurées dans Un heureux événement d’Eliette Abécassis. Cependant, chez Annie Ernaux, la chose me paraît nettement plus digeste : en effet, il n’est pas question, ici, de révolte hystérique contre la condition féminine. Il s’agit d’analyser les mécanismes qui progressivement enferment les femmes dans cette vie bridée. Par ailleurs, le côté autobiographique de l’œuvre nous rappelle que nous sommes face à une femme qui est née après la guerre, qui a grandi dans les années 50-60, période où la femme s’émancipe, où les idées féministes sont virulentes, agressives… et il fallait peut-être en passer par là pour qu’aujourd’hui les femmes ne soient plus totalement rivées à ce rôle de servante familiale. Bref, Annie Ernaux porte en elle les idées qui ont façonné sa vie de femme dans un sens ou dans d’autres, et ces idées sont aussi celles d’une génération.

        Mais moi, je suis une fille des années 80… Alors bien sûr, je trouve toutes ces idées excessives. Je ne suis pas convaincue que toutes les femmes doivent forcément trouver leur épanouissement dans le travail – qui d’ailleurs n’est pas toujours très épanouissant ! De nombreuses femmes témoignent du bonheur d’être mère et tant pis si elles sacrifient plus ou moins l’avancée et les promesses de leur carrière pour vivre cette joie : leur choix est fait. Aujourd’hui, certains hommes en ont tellement assez de la condition masculine rivée à la carrière et à la réussite qu’ils aspirent à être des  hommes au foyer. Aujourd’hui, les femmes ont le choix de travailler ou non, d’être mères ou non et ce, quand elles le veulent, d’être mariées ou non… Bien sûr, le machisme a la vie dure et les postes de pouvoir sont plus difficilement accessibles pour une femme, mais il faut aussi parfois laisser faire le temps. La « femme gelée », c’est une réalité ancrée bien plus dans la tête des femmes que dans celle des hommes… Il faut bien plus que quelques décennies pour que l’iceberg qui emprisonnait les femmes finisse de fondre totalement afin qu’elles se disent : « le pouvoir, je peux le prendre aussi bien qu’un homme ».

        D’ailleurs – grâces soient rendues à l’auteure - Annie Ernaux n’épargne guère les femmes. Ce sont elles qui se jugent entre elles, qui traitent une telle de salope parce qu’elle couche à droite et à gauche, qui critiquent la saleté qui règne dans telle maison, le laisser-aller de telle voisine. Allons donc. Les femmes ont donc une part de responsabilité au moins égale à celle des hommes dans ce qu’elles jugent ensuite intellectuellement comme un esclavage.

       Reste enfin l’écriture d’Annie Ernaux, délicieuse, comme d’habitude. Une écriture forte, militante, faite d’impressions mêlées aux images saisissantes qui surgissent dans la mémoire et aux idées que l’auteure véhicule. L’écriture d’Annie Ernaux est magnétique et n’importe quel sujet trouverait grâce, je pense, sous sa plume.

         Allons donc, il me faut retourner à mon dur labeur de correctrice des épreuves du bac, car nous sommes fin Juin. Mais j’y pense ! Les soldes, c’est demain ! J’ai déjà repéré une flopée de fanfreluches sexys en diable… Eh oui, il faut bien la femme « libérée » qui est en moi entretienne les lubies de la « femme-objet » qui est aussi en moi. Pourtant, je trouve que l’esclavage, ce sont les copies… pas les soldes. Bizarre, bizarre !



04/05/2020
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