Anna Rozen : Méfie-toi des fruits : un livre à croquer, croquer, croquer…. Comme la pomme d’Adam…
Le voilà, le livre que Josiane Balasko aurait dû lire avant de se lancer dans son pitoyable Cliente : Méfie-toi des fruits d'Anna Rozen, paru en 2002 aux éditions Le Dilettante. …
Ce livre, j'ai envie de l'offrir ici un peu comme une réponse au pseudo féminisme outrancier et hystérique de Balasko qui ne réfléchit pas beaucoup plus loin que le bout de son nez et affuble ses personnages féminins de comportements machistes qui visent à réduire les hommes à vraiment pas grand-chose dans la vie des femmes.
Je crois bien en effet que Méfie-toi des fruits d'Anna Rozen est l'un des plus beaux livres écrits par une femme sur les femmes, leurs désirs, le rapport qu'elles entretiennent avec leur propre corps et celui des hommes. Un vrai livre féministe…. Et courageux également. Car le moins qu'on puisse dire, c'est qu'Anna Rozen n'a pas peur des mots. Je dirai même que les orgies sexuelles racontées par Henry Miller dans Sexus m'ont bien moins retournée que la lecture de Méfie-toi des fruits. Voilà pourquoi j'ai vraiment envie de mettre en avant ce livre et d'en proposer ici quelques extraits qui, je l'espère, mettront l'eau à la bouche des lecteurs que vous êtes.
Quels sont donc ces mystérieux fruits dont parle Anna Rozen ? Une première page très crue : Elle et Lui font l'amour :
« Elle est assise face à lui, elle frotte lentement son sexe trempé, affolé, sur les couilles durcies, plissées si dru qu'elles ne font plus qu'une, comme un gésier fermé, ou une figue un peu brune ».
Le fruit, donc, dans un premier temps, c'est le corps de l'homme désiré : son corps dans tous les sens… pas seulement son sexe… également, ses mains, sa bouche…
Mais qui est-Elle ? et qui est-Il ? Anna Rozen suspend bien vite la narration des ébats torrides de ses personnages pour se poser la question du prénom qu'elle va leur donner. Elle ne sait pas comment les nommer. Elle a peur de les affubler d'un prénom ringard, ou au contraire trop tendance, d'un prénom qui leur serait lourd à porter. Elle tranche finalement. Lui, c'est Tibor. Elle, elle n'aura pas de prénom… sauf qu'au fil du livre, le « elle » laisse de plus en plus place au « je » qui finit par s'y substituer totalement à la fin….
Par là également, Anna Rozen donne le ton : elle a bien l'intention de les malmener, ses personnages ; de scruter à la loupe leurs états d'âme ; de commenter impitoyablement leurs failles. Méchante, Anna Rozen ? Pas vraiment… une bonne dose d'humour, de dérision, de distanciation… mais aussi une fantaisie et une liberté d'écriture totalement débridées et assez remarquables viennent atténuer la cruauté de réflexions parfois difficiles comme celles à propos de la vieillesse féminine.
Exemple de délires : Anna Rozen intercale entre les chapitres du roman des scènes impromptues, apparemment totalement déconnectées de l'histoire, scènes imprimées en italique, invariablement intitulées : « les gens », et qui ressemblent aux brèves de comptoir de Jean Carmet dans Palace. Chacune des scènes croque un personnage pris au hasard dans la rue, l'espace de quelques secondes.
Les gens
Paris, rue Montorgueil.
Un vieillard frêle clochardeux, dans un costume flétri, collant de saleté et des chaussures molles, ouvre une petite bouteille en plastique remplie d'un liquide jaune qui mousse – entre la bière, la pisse et l'Antésite - , il boit une gorgée, relève la tête et lance à haute voix :
« J'ai envie de baiser ».
Petites scènes baroques, donc, pleines d'humour, déconcertantes, qui finissent par former une sorte d'expo-photos. Si l'on songe que notre héroïne, Elle, est photographe, on comprend alors mieux l'intérêt de ces scènes : elles traduisent un regard totalement tourné vers les autres, vers l'extérieur, vers la difficulté qu'on a à déchiffrer, à lire ces inconnus qui nous ressemblent, lors même que le reste du roman, en contrepoint, est totalement introspectif : Anna Rozen se met sans doute terriblement à nu dans cette œuvre ; elle y déshabille son âme de femme qui, à 40 ans, se trouve confrontée à un certain nombre d'angoisses – comme celle de la mort ou du vieillissement – et de désirs terriblement vivaces qui concernent presque exclusivement les hommes.
Ainsi, Elle a un amant, Tibor, un homme pour lequel elle ressent un désir fou, un désir qui la ronge de partout, qui l'obsède. Cependant, elle est mariée et aime aussi son mari.
« Qui est donc ce mari que je n'avais pas dit ?
Si je ne l'ai pas dit tout de suite, c'est qu'il n'avait rien à faire là. Rien entre elle et Tibor en tous cas. D'autre part, son mari n'a pas besoin d'être dit, puisqu'il est comme l'eau ou l'air, une évidence, un élément vital, un besoin qu'elle ne maitrise pas, sur lequel elle n'a pas de prise. Ils sont joints par un lien fort, mais pas exagérément serré, qui ne les coince ni l'un ni l'autre. La fusion, c'était avant. Avant, ils étaient collés comme des brins de foin dans le cœur d'un artichaut et puis ils ont éclos, non sans éclat, comme ce légume qui est une fleur. Quand elle dort contre lui, elle se recharge. L'impression d'osmose, de porosité des épidermes est sensible quand le sang bat très fort au bout de ses doigts, posés sur les monts et les creux des articulations de sa main à lui, là où on vérifie le nombre de jours de chaque mois.
On sait déjà qu'elle l'aime ».
A travers l'histoire de cette passion dévorante d'Elle pour Tibor, Anna Rozen aborde de nombreux sujets douloureux, tendres, cocasses et parfois tabous de la vie affective et sexuelle des femmes.
Quelques exemples ? Parmi les plus drôles : l'amour avec un préservatif, les jeux érotiques (où interviennent énormément les fruits et la nourriture). Parmi les plus tabous : la masturbation féminine ou encore l'amour pendant les règles :
« Origine du monde, ancien berceau, repos éternel à l'envers, inoubliable, inimaginable, grotte, mystère. De tout ce fatras, peut-être, il veut bien. Pour elle, c'est plus simple : une semaine entière chaque mois, rayée de la carte des possibilités. Parce que le ventre prend le pouvoir, lui bousille le caractère, la transforme en fatigue sur pied, badigeonne toutes les perspectives d'une brume sale qui coupe aussi les jambes. »
Mais Anna Rozen aborde aussi des sujets plus complexes et plus insondables… celui de la prolongation du désir éprouvé pour un homme dans celui de porter un enfant de lui : de très belles pages à lire également sur la vie qui grandit pendant 9 mois dans le ventre d'une femme :
« Et mon ventre ne produit plus de rouge et il se concentre sur la petite framboise (morula en latin : les cellules se divisent, ça bourgeonne, ça fleurit – mais l'objet ressemble plutôt à un petit paquet d'œufs de poisson – c'est le début, ça ne s'arrêtera plus) qui va devenir une grosse crevette (des mois, des centimètres) et puis un cosmonaute (grosse tête au bout d'un corps qui flotte, accroché seulement à son vaisseau par un câble creux), plus tard un enfant à l'air libre. Et ma peau devient lumineuse, je me demande si je dois ce prodige à ma nouvelle crème, et je ne perds plus du tout de cheveux quand je me brosse, et mon monde se rétrécit encore un peu et tout est relatif ».
Je pense qu'il est inutile de m'attarder sur la beauté de l'écriture d'Anna Rozen : une écriture crue, violente, mais aussi très distanciée, pleine d'humour et de poésie. Les passages que j'ai livrés ici se passent de commentaire, à mon sens.
Certes, le scénario souffre ça et là de quelques légèretés, de quelques insuffisances : est-il concevable, ce correspondant mystérieux avec lequel Elle échange des pensées intimes par l'intermédiaire de lettres déposées sur son palier ? Et l'enfant avec Tibor que le mari accepte ? Mais... je suis prête à pardonner ces incohérences....
Car...
Méfie-toi des fruits est avant tout une œuvre audacieuse, impudique, renversante….. elle offre un authentique regard de femme sur les hommes, le sexe et l'amour au tournant des 40 ans, lorsqu'aussi un certain nombre d'illusions sont perdues et qu'un certain désabusement peut parfois inviter certaines d'entre nous à la méfiance… La perte des illusions ! Mais l'illusion encore et toujours ! C'est là-dessus que j'aimerais terminer… par cette page, magnifique…
« Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher d'être, ne serait-ce qu'un brin, émue par ce souhait qui est un peu une promesse. D'où vient qu'il est si doux d'imaginer LA RENCONTRE ?
C'est que parfois on se sent fatigué, c'est que, malgré la certitude, sans cesse éprouvée, que la solitude est notre seule tangible vérité, on espère quand même une main dans laquelle glisser la sienne, un amour sans négociations, l'idée de pouvoir être aimé d'un seul bloc que le temps ne réussirait pas à user, ou en tous cas, pas trop vite. Celui, celle, qui nous acceptera, qui nous pardonnera tout et même les crimes que nous allons commettre et même le mal que nous lui ferons et même de n'être rien de plus, rien de mieux que juste ce que nous sommes et qui n'ira pas en embellissant. Parce qu'on sent bien qu'on ne s'aimera jamais assez soi-même, on a besoin de quelqu'un qui saurait. Quelqu'un sur qui on pourrait compter, complètement partial, résolument de notre camp, une sorte de renfort, d'allié subjectif, subjugué si possible. On en rêve, on propose de temps en temps le rôle à quelque partenaire un peu plus lumineux que les autres. Ce prince de nos contes d'enfant qui nous emportait au moment de nous endormir, chantant par la musique d'une voix aimée, ce n'est pas seulement un espoir, une idole, mais un dû. On nous l'a promis pour anesthésier nos douleurs juvéniles, comme les religions promettent de compenser les duretés de la vie terrestre par une autre, plus douce, dans l'après.
C'était pour nous bercer et nous nous sommes laissé faire.
Tant pis pour nous.
On le sentait déjà, aux abords de l'âge de raison, que la vie ne serait pas toujours tendre, que l'amour était volatil, que rien ne dure et qu'il ne faut pas attendre. Mais nos parents, soucieux de nous éviter des douleurs dont nous souffrions déjà, ont préféré nous dire le contraire, nous promettre en vrac, ensemble et pour plus tard, la liberté, le grand amour et le toujours.
On a toute une vie, ensuite, pour se défaire de ces illusions et d'autres encore qu'on aura contractées en chemin. »
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