LECTURES VAGABONDES

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Jean Teulé : le magasin des suicides/la boutique de l’humour noir.


Avec le magasin des suicides, paru en 2007 aux éditions Julliard, Jean Teulé signe un véritable petit bijou d’humour noir.

Nous sommes bien après le XXIème siècle, dans un monde d’une grande tristesse, fait de hautes tours noirâtres, de pluies acides incessantes, de catastrophes naturelles en tout genre. Le désespoir est le sentiment le plus partagé depuis longtemps. Voilà pourquoi, depuis plusieurs générations, la famille Tuvache tient avec amour son magasin des suicides qui prospère allègrement. Le père et la mère Tuvache confectionnent artisanalement et avec beaucoup de soins les objets les plus traditionnels, mais aussi les plus farfelus, destinés à une clientèle suicidaire. Cependant, la naissance d’Alan, le petit dernier de la famille va bientôt venir rompre ce bel équilibre. En effet, Alan fait preuve de joie de vivre dans une famille qui s’attache à offrir une image dépressive et désespérée à sa clientèle. Bientôt, l’enfant se mêle de trafiquer les ustensiles destinés à faire mourir la clientèle : il sabote les cordes de chanvre, il détruit les bonbons empoisonnés. En guise de représailles, le père Tuvache envoie son fils dans un commando-suicide à Monaco. Cependant, très vite, sa joie de vivre manque à la famille. A son retour, le père Tuvache est en pleine dépression et c’est Alan qui se retrouve à la tête de la boutique qu’il transforme peu à peu en un magasin de farces et attrapes où les clients viennent désormais pour s’amuser. Excédé, le père Tuvache voudrait punir son fils ; mais il est trop tard : la bonne humeur règne désormais dans la famille qui songe à reprendre le restaurant Vatel, juste en face de la boutique, afin d’y faire des crêpes, du canard au sang, du bœuf à l’étouffée...

Je dois dire qu’on rit beaucoup en lisant le magasin des suicides.

D’abord, il y a la famille Tuvache, véritable famille Adams : le père se prénomme Mishima, d’après le nom du très célèbre écrivain japonais qui se suicida par hara-kiri. La mère ? C’est Lucrèce : on songe ici à Lucrèce Borgia, célèbre pour sa cruauté et ses crimes sanguinaires. Et puis, il y a les enfants qui ne sont pas en reste : l’ainé, Vincent, a tout de Van Gogh (maigreur, tête enturbannée de bandes Velpeau), le célèbre peintre maniaco-dépressif. La cadette, Marilyn, a tout de la star des années 50, Marilyn Monroe, dont on connaît tous la fin. Quant à Alan ! Eh bien ! Connaissez-vous Alan Turing, inventeur des ordinateurs Apple, qui se serait suicidé en mangeant une pomme empoisonnée ? Et le logo de la pomme pour lui rendre hommage ?

Et puisqu’on est dans le clin d’œil aux suicidés - ou meurtriers célèbres - je soulignerai également la présence dans le magasin des suicides, de nombreux extraits tirés de poèmes écrits par des poètes maudits : Rimbaud, Verlaine, Baudelaire s’invitent, au détour d’une phrase particulièrement sombre, et mettent, sans avoir l’air d’y toucher, leur petite touche spleenétique à l’ensemble.

« Des fleurs se pâment dans un coin. Les sons et les parfums tournent dans l’atmosphère ; valse mélancolique et douloureux vertige ».

Ensuite, on ne peut que s’amuser lorsqu’on plonge dans l’univers totalement décalé du roman. On vient faire ses courses au magasin des suicides comme on va chez le boulanger : on pose des questions sur les produits, leur fabrication, leur rapport qualité-prix. Et puis, chez les Tuvache, il y a l’amour du travail bien fait ! Mishima confectionne avec soin les parpaings qui servent à une défenestration ou à une noyade réussies. Il tisse lui-même les cordes de chanvre qui sont ainsi garantie à 100% efficaces. Par ailleurs, la famille tient à renouveler constamment son stock de marchandises… c’est alors qu’on a droit à toute une série d’inventions plus déjantées les unes que les autres : le casque de moto bourré d’explosifs afin de ne pas ensanglanter les murs lorsqu’éclate la tête. Au rayon « produits frais », Marylin officie : elle vend des deathkiss, car la jeune fille s’est inoculé un venin inoffensif pour elle, mais mortel pour ceux qu’elle approche. Bref, on nage en plein humour noir, là où la mort est l’objet d’un commerce totalement banalisé. La pire horreur ? L’envie de vivre !

Mais le magasin des suicides, c’est aussi une sorte de petit conte cruel parabolique sur la vie et la mort, sur la joie et le désespoir. Jean Teulé montre à quel point la limite entre les deux est fragile. Ainsi, l’image du verre à moitié plein/vide revient-elle souvent… Eh oui, c’est bien dans un seul et même verre que se trouve le liquide. Ainsi peut-on basculer et rebasculer d’un côté ou de l’autre de la limite. Voilà pourquoi Alan, en décalage avec les autres personnages, a surtout une gueule d’ange… car une fois sa mission accomplie : rendre à sa famille le goût du rire et de la bonne humeur, il disparait par la fenêtre pour un vrai suicide. Le dernier. Ainsi, le plus désespéré n’est peut-être pas celui qui l’affiche… Mais encore préfère-t-on penser qu’Alan était un ange en mission sur une terre désespérée, une terre à sauver.

Quoiqu’il en soit, le magasin des suicides met de bonne humeur le lecteur ; il désacralise la mort et fait rire sur un thème plutôt effrayant. On dira donc qu’il faut lire ce roman comme on sucerait un bonbon rempli de gaz hilarants.



22/12/2012
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