Camille Laurens : dans ces bras-là/dans ce livre là.
Voici un livre vraiment original, tant
par l’écriture que par le projet qu’il met en œuvre : dans son
roman : dans ces bras-là paru en 2000 aux éditions P.O.L, prix Femina
2000 et prix Renaudot lycéen 2000, Camille Laurens ne traite que d’un seul
sujet : les hommes de sa vie. On peut penser qu’un tel roman doit s’avérer
vite lassant… C’est tout le contraire, et ce, pour plusieurs raisons.
La première tient au projet de Camille
Laurens : parler des hommes de sa vie, certes, mais à travers eux, c’est
toute sa vie à elle qui doit transparaître : dans ces bras-là
serait donc une sorte d’autobiographie indirecte. Et c’est vrai que le pari est
tenu.
L’œuvre se présente sous la forme de
textes courts dont le titre désigne un homme : le père, André, le mari, le
premier amour, etc.… L’ensemble est organisé de manière chronologique et bien
évidemment, tous ces hommes se croisent et se décroisent… disparaissent,
réapparaissent. Ainsi, le premier amour est-il très présent au début… pour
ensuite disparaître et réapparaître… après 10 ans de silence. Le père et le
mari sont cependant les figures omniprésentes du livre, ainsi que, bien sûr,
fil directeur de l’ensemble, la narratrice. Voici un extrait du projet de
Camille Laurens : c’est ainsi qu’elle inaugure son roman.
« Ce serait un
livre sur les hommes, sur l’amour des hommes : objets aimés, sujets
aimants, ils formeraient l’objet et le sujet du livre. Les hommes en général,
tous – ceux qui sont là sans que jamais l’on sache d’eux autre chose que leur
sexe : ce sont des hommes, voilà tout ce qu’on peut en dire - et les
hommes en particulier, quelques-uns. Ce serait un livre sur tous les hommes
d’une femme, de premier au dernier – père, grand-père, fils, frère, ami, amant,
mari, patron, collègue…, dans l’ordre ou le désordre de leur apparition dans sa
vie, dans ce mouvement mystérieux de présence et d’oubli qui les fait changer à
ses yeux, s’en aller, revenir, demeurer, devenir. Ainsi la forme du livre
serait-elle discontinue, afin de mimer au fil des pages ce jeu de va-et-vient,
ces progrès, ces ruptures qui tissent et défont le lieu entre elle et
eux : les hommes feraient des entrées et des sorties comme au théâtre,
certains n’auraient qu’une scène, d’autres plusieurs, ils prendraient plus ou
moins d’importance, comme dans la vie, plus ou moins de place, comme dans le
souvenir ».
Ainsi donc la narratrice,
« je », croise un homme qui
lui plait dans la rue : elle le suit et se retrouve… dans son cabinet, car
il n’est autre que psychanalyste… C’est alors qu’elle commence à lui raconter
les hommes de sa vie… de nombreux chapitres s’intitulent donc « seule avec
lui » et correspondent au présent d’une narratrice « je » racontant
les hommes qu’elle a connus à son psychanalyste, Abel Weil ; ces chapitres
servent de pause réflexive entre deux
hommes, ils servent aussi à brosser le portrait moral et amoureux d’une
femme : la narratrice. Ensuite, il y a les chapitres centrés sur tel ou
tel homme dans lesquels la narratrice se met à distance d’elle-même :
là, c’est le pronom « elle » qui est utilisé. Un projet peu commun, donc, et présenté dans
une forme très originale également.
Autre intérêt de l’œuvre : les
portraits des hommes et ce qui est dit d’eux… L’écriture de Camille Laurens est
souvent très belle. Elle évoque les hommes qu’elle a connus (ou non,
d’ailleurs, car il y a aussi « l’homme fantasmé ») de l’extérieur, à
travers leurs manies, leurs habitudes, leurs gestes, leur manière de s’habiller…
en phrases assez courtes et très peu liées entre elles. L’homme, c’est l’autre…
il reste à distance, mystérieux… on a du mal à le saisir. C’est pourquoi il est
si attirant. L’écriture rend tout à fait compte de cette altérité de l’homme
par rapport à la femme.
Cependant, il ne faudrait pas résumer
dans ces bras-là à une simple déclaration d’amour du style
« hommes, je vous aime » : Camille Laurens est sans doute un peu
plus nuancée et moins consensuelle que Julien Clerc !
L’homme peut être jaloux, violent,
comme « le mari », lorsqu’il apprend qu’ « elle » a un
« amant »… Il peut être radin, toujours collé à sa maman, comme ce
professeur qu’ « elle » a connu lorsqu’ « elle »
était étudiante. Quoiqu’il en soit, sans les épargner forcément, l’écriture de
Camille Laurens sait se faire amoureuse, passionnée et sensuelle lorsqu’il
s’agit d’évoquer les hommes : douloureuse aussi, car toute sa vie n’aura
été qu’une quête de leur amour, une quête de fusion avec eux… Cependant, cette
fusion est possible, parfois, avec le père, par exemple : voici une très belle
page écrite sur « le père » par Camille Laurens.
« C’est
particulier, le père – c’est un homme à part, la part d’homme en elle. Quand
elle sort du bain, les cheveux plaqués en arrière, la peau nue, sans
maquillage, les traits un peu durcis par la lumière des néons, les sourcils
broussailleux, l’air sombre, soudain elle l’aperçoit dans le miroir :
c’est lui.
Le père est le seul
visage d’homme qui soit donné à une femme : le père est le seul homme
qu’il lui soit jamais donné d’être ».
Autre figure du père, autre fusion
possible avec un homme : « le mari et père de ses enfants »… Une
autre très belle page, un peu douloureuse, car le couple est en instance de divorce
:
« Elle ne trouve pas
stupide la vieille expression désuète : « le père de mes
enfants », il lui semble que c’est même une bonne façon d’exprimer au plus
juste ce lien entre eux, et que ne l’aimant plus elle l’aime encore. Peut-être
le mari n’est-il plus l’homme de sa vie. Mais quand elle le voit qui s’écroule
comme terrassé sur le tapis, assiégé, quand elle contemple leurs trois corps
qui courent vers la mer en poussant des hurlements, et les filles qui nagent en
respirant comme il leur a appris, les gestes purs, leur cœur battant, elle
l’aime encore, elle l’aime toujours, parce qu’il est le père de ses filles,
parce qu’il est, au sens strict, l’homme de leur vie ».
Bien entendu, au détour de ces pages
souvent magnifiques, un portrait de femme dans ses relations avec les hommes se
dessine : une femme à la fois universelle et particulière… Universelle,
car parfois blessée, parfois déçue, toujours en quête d’amour… c’est le
portrait de toute femme. Et particulière aussi… par exemple, dans ce désintérêt
(exception faite du père), que Camille Laurens éprouve pour les hommes avec lesquels
la séduction et le sexe sont interdits ou impossibles : l’homosexuel, le
frère, l’ami, par exemple, sont des hommes qui n’intéressent pas Camille
Laurens. A voir les choses sous cet angle-là, personnellement, j’aurais été
sans doute encore plus sélective ! Éliminant tous ceux qui sont déjà
mariés, qui sont trop jeunes ou trop vieux, qui ne parlent pas le français, qui
ne me plaisent pas physiquement, qui ont le QI d’une grenouille… On arrête là
le massacre…
Le seul bémol que j’ai envie de
mettre à ce roman, concerne certains passages - certes très bien écrits – un
peu abscons qui auraient tendance à donner dans le
métaphysico-philosophico-poétique. Un exemple ? La dernière page ?
Camille Laurens termine par une interpellation au lecteur (qu’elle appelle
destinataire) un peu tarabiscotée !
« Quelquefois,
pourtant, je rêve au moyen de nous rejoindre. C’est en dormant, souvent –
Morphée me berce et j’entrevois comment prolonger cet amoureux sommeil dont le
dieu est un homme. Alors, je vous vois – vous êtes au bord de l’oubli, mais je
vous vois, vous tendez les bras vers moi, et moi je viens, j’avance vers vous
qui m’êtes destiné – mon destinataire. Qui a dit que vous étiez femme ?
Quelle folie ! La mort aura vos yeux, et c’est sur votre torse que je
pencherai ma tête, j’en suis sûre, à vos épaules que je mettrai mes mains.
C’est vous, c’est bien vous sur la rive opposée, la distance entre nous se
réduit, bientôt s’annule, dansons, veux-tu, je te rejoins et tu m’étreins – ah
serrez-moi, emportez-moi – qu’on est bien, oui, qu’on est bien, dans ces
bras-là ! »
Dans
ces bras-là
est donc un roman vraiment original, très réussi… une déclaration d’amour fiévreuse,
sensuelle et totalement dénuée de mièvrerie, d’une femme pour les hommes de sa
vie, et aussi pour tous les hommes en général. Certes, le corps et le plaisir
partagés sont évoqués, mais jamais de manière crue ou vulgaire, toujours de
manière brûlante et pleine de désir. Je crois bien que c’est la première fois
que je lis une œuvre aussi belle sur l’amour des femmes pour les hommes, voilà
pourquoi je ne regrette pas ce beau voyage que je viens de faire entre les
pages écrites par Camille Laurens.
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