LECTURES VAGABONDES

    Comme il l’a déjà fait dans son premier roman – Ces rêves qu’on piétine -Sébastien Spitzer nous emmène à la découverte des destins d’individus notoires. Ainsi, après Madga Goebbels, nous partons à la rencontre de Karl Marx et de son ami Engels dans un Londres qui est le cœur battant du monde. Le cœur battant du monde, c’est en effet le titre du second roman de Sébastien Spitzer, paru en 2019 aux éditions Albin Michel.

                  1851. La jeune Charlotte, enceinte, quitte son Irlande natale pour Londres, en quête de travail. Elle est agressée dans une rue et un médecin, le docteur Malte, la soigne chez lui. Cependant, elle perd l’enfant qu’elle attendait. C’est alors qu’un certain Engels frappe à la porte : il est chargé par un homme surnommé Le Maure – qui n’est autre que Karl Marx – de faire disparaître l’enfant d’une domestique que ce dernier a engrossé. C’est ainsi que Charlotte se retrouve mère de substitution pour un petit garçon – le bâtard de Karl Marx – qui se prénommera Freddy. Plusieurs années passent. Nous sommes désormais en 1867. Pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils, Charlotte se prostitue. De son côté, Freddy fait de petits boulots à droite et à gauche. Il travaille notamment dans la teinturerie auprès d’un certain Saltz. Cependant, aux États-Unis, la guerre de Sécession fait rage et ce pays n’expédie plus le coton nécessaire aux industries de filature anglaise. Saltz fait faillite. A noter également la rencontre de Freddy avec une jeune fille dont il tombe amoureux : Tussy. Il ne le sait pas encore, mais Tussy est la fille de Karl Marx ; c’est donc la demi-sœur de Freddy. Dans l’espoir de trouver du travail, Charlotte et Freddy déménagent et partent s’installer à Manchester. Là, ils montent une entreprise de fausse loterie. Ils impriment de faux billets qu’ils vendent dans les rues. Bien évidemment, la loterie n’existe pas et il n’y a, dans les souches, aucun ticket gagnant. Un jour, Charlotte et Freddy se trouvent pris dans un meeting socialiste où, sans savoir que leurs destins se sont déjà croisés, ils aperçoivent Engels et Karl Marx. Là aussi se trouve un homme assez laid qui semble s’intéresser à eux. En réalité, cet homme est mandaté par la femme de Karl Marx, Johanna von Westphalen, qui sait que le bâtard engendré par son époux est en vie. Folle de rage, elle veut s’en débarrasser. De son côté, Charlotte, qui a reconnu Engels, l’homme qui autrefois lui a permis d’adopter Freddy, pense qu’elle peut monnayer l’histoire de l’enfant. Elle se rend chez lui et s’entretient de l’affaire avec Lydia, la femme qui partage sa vie. Cependant, sur le chemin du retour, elle est assassinée par l’homme laid qu’elle a croisé au meeting. Le commis qui l’accompagnait, que l’assassin a pris pour Freddy, est blessé. Freddy, protégé par Lydia, jure de venger sa mère et part pour l’Irlande. Quelques années se passent pendant lesquelles il s’engage dans la lutte armée des Irlandais contre les Anglais. De retour à Manchester, il poursuit sa lutte qui lui permet, avec ses compagnons, de sceller le sort de Ludwig Brauner, l’assassin de sa mère. De son côté, Lydia soutient cette lutte clandestine en faisant office de médecin pour les blessés. Désormais, elle a quitté Engels qui est fort riche et possède une entreprise florissante de textiles. En effet, elle ne lui pardonne pas le rôle qu’il a joué dans l’affaire du bâtard de son ami Le Maure – Karl Marx. Il tente de se réconcilier avec elle en lui fournissant des armes pour la lutte armée des Irlandais mais c’est peine perdue. Un jour, Freddy et ses compagnons sont arrêtés. Le jeune homme sera sauvé de la prison par ses compagnons d’armes. Lydia le soigne et le jeune homme retrouve chez elle celle dont il est depuis toujours amoureux : Tussy. Il apprend cependant qu’elle est sa demi-sœur et qu’aucune relation n’est possible entre eux. Pour finir, il assistera à l’exécution de son capitaine, O’Brian. Il décide donc de partir, en solitaire, travailler comme lamineur – il fabrique des pièces de 1 shilling – dans un coin de Manchester.

                Avec Le cœur battant du monde, Sébastien Spitzer signe un roman passionnant et de très bonne facture. Tout d’abord, il nous emmène à la découverte de personnages qui furent célèbres et qui ont marqué le monde mais dont le destin reste méconnu. Je veux parler de Marx et de son camarade Engels (on se souvient qu’ils ont écrit à deux mains le célèbre Manifeste du Parti Communiste). Certes, Karl Marx est un bourreau de travail, mais c’est aussi un bourgeois qui a épousé une baronne et qui vit dans l’opulence et l’excès. Il a mis enceinte une de ses domestiques… chose très courante dans les mœurs bourgeoises du XIXème siècle. Certes, il s’est engagé dans la défense des ouvriers contre le grand capital, mais cet engagement n’est qu’intellectuel car l’homme qu’il fut a vécu en bourgeois. De son côté, Engels est un patron qui s’est enrichi sur le dos des ouvriers, même si les conditions de travail dans ses usines sont moins pénibles. Il chasse à courre, fréquente la grande bourgeoisie, vit avec deux sœurs : Mary et Lydia (qui restera seule auprès de lui après la mort de Mary), qui furent ouvrières dans ses usines. Par ailleurs, il est assez débauché : il fréquente les prostituées, il boit. Bref, Sébastien Spitzer propose un portrait plutôt négatif de ces deux hommes qui se sont investis dans la lutte ouvrière mais qui ont vécu dans le confort. D’ailleurs, ils ne sont pas les personnages principaux du roman. Leurs portraits ne sont qu’ébauchés et tracés à grands traits.

                Alors qui sont les personnages principaux du roman ? 

                J’ai envie de dire que Charlotte et Freddy sont les personnages principaux de Le cœur battant du monde. Il s’agit d’un couple émouvant et attachant d’invisibles : la mère et le fils adoptif. Cependant, plus ou moins directement, du haut de leur toute puissance, ce sont les puissants, Marx et Engels, qui vont décider de leur destin dans l’ombre. En effet, Marx est le géniteur du petit Freddy tandis qu’Engels exfiltre l’enfant à peine né afin qu’il soit confié à Charlotte. Enfin, la femme de Marx est responsable de la mort de Charlotte car elle ne veut pas entendre parler de l’enfant naturel de son mari.

Mais peut-être bien aussi que ce ne sont pas vraiment Charlotte et Freddy, les véritables personnages principaux de ce roman !

                Où en tout cas, pas en tant qu’individus. Car je crois que c’est bien le peuple miséreux de Londres, dans la seconde moitié du XIXème siècle, ce peuple si bien évoqué par Charles Dickens dans ses romans, qui est le véritable personnage principal de Le cœur battant du monde. Avec une mention spéciale pour les miséreux d’origine irlandaise qui ont particulièrement souffert durant cette période. En effet, pour fuir la misère, nombreux sont ceux qui sont partis se faire trouer la peau aux États-Unis en pleine guerre de Sécession. En contrepartie, on leur a promis des terres qu’ils n’ont jamais obtenues. Ils se sont donc retrouvés à crever la faim à Londres où, comme tous les ouvriers, ils sont touchés de plein fouet par la crise du coton et ses conséquences. Cette misère ouvrière engendre la révolte et la violence. Ainsi, c’est bien le terreau du marxisme, le véritable héros de ce roman : ce peuple sur lequel poussent le marxisme et les théories socialistes.

                Je terminerai cet article en évoquant les remerciements formulés par Sébastien Spitzer à la fin de son roman. Il y souligne le destin de la femme de Marx, surnommée jenny la Rouge, et celui de sa fille, Tussy, qui deviendra une suffragette, figure de la lutte féministe. Ces destins-là, s’ils ont intéressé l’auteur dans ses recherches préalables, ne sont qu’esquissés dans le roman.

           Ainsi, je conseille ce beau roman de Sébastien Spitzer intitulé Le cœur battant du monde. Les personnages sont attachants et la misère noire des ouvriers londoniens très bien évoquée. En somme, c’est un roman qui fait battre les cœurs !