LECTURES VAGABONDES

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Dirck Degraeve : Mots de passe : tour de passe-passe.


Eh bien ! que puis-je faire d'autre ici que de tirer un sérieux coup de chapeau à mon collègue de Lettres, Dirck Degraeve pour son ouvrage Mots de passe, paru en 2006 au éditions du Riffle ?

 Il est sans doute difficile pour moi d'écrire un article sur l'œuvre de quelqu'un que je connais un peu, sur l'œuvre de quelqu'un avec qui j'ai plaisanté «à la gauloise », avec qui je partage régulièrement la bombance dunkerquoise du lycée du Noordover, 5 jours par an, en Juin, au moment des oraux du Baccalauréat de français.

D'abord, on reste dubitatif, on a un petit sourire narquois au coin des lèvres : « Dirck écrivain ? Voyons ça ! » me suis-je dit dans ma vilaine cervelle de petite peste jalouse.  Cependant, j'ai très vite été conquise par cet ouvrage tellement hors-norme, tellement différent de tout ce qu'on peut lire  aujourd'hui… Car si Mots de passe s'avère être un récit autobiographique, genre aujourd'hui totalement à la mode (de Jean-Jacques Rousseau à Frédéric Mitterrand en passant par Loana), il n'a rien à voir avec l'esprit racoleur qui désormais entache ce type d'ouvrage où il est plus que de bon ton d'évoquer sans pudeur ses premières érections, son dépucelage, ses fantasmes et autres fantaisies personnelles souvent sans intérêt lorsqu'elles sont mal racontées. Rien de tout cela ici ! Pas même une ombre ! Les seules branlées rapportées par Dirck Degraeve sont de nature strictement sportives.

L'auteur se propose donc plutôt de décortiquer, d'exposer, de questionner son  éveil et son cheminement intellectuel à travers la langue et la littérature françaises. Né non loin de la Belgique flamande, à Watten, Dirck Degraeve a mis du temps à « devenir français »… car chez lui, on ne parlait que le flamand. C'est l'école - et plus particulièrement certains instituteurs - qui lui ont inoculé progressivement l'identité française dont il se réclame de manière parfois un peu hystérique (ah ben oui ! Désolée, Dirck ! Mais c'est un peu cocardier, ton truc, parfois).

Sujet oh combien austère et rébarbatif ! à priori ! Si j'ajoute à ça l'écriture de Dirck Degraeve extrêmement classique – passion de la langue française oblige ! – rigoureuse, amoureuse des tournures bien léchées et des subjonctifs imparfait… bien loin des tendances modernes au raccourci, à la décontraction argotique, aux métaphores « flash » qui irradient de manière parfois artificielle un coin de texte. Chez Dirck Degraeve, toute phrase commence par une majuscule, comporte au moins un sujet et un verbe et se termine par un point, le plus souvent (les autres signes de ponctuation ne semblent guère être trop au goût de notre auteur !).

Fichtre ! un sujet aussi aride servi par une écriture un tantinet trop académique à mon goût ! Tenter d'emporter l'adhésion de la lectrice un peu farfelue que je suis, en voilà un pari audacieux !

Pari gagné !

Pourquoi ? Sans doute parce que je connais un peu la région dont il est question (mais finalement, si peu par rapport à Dirck Degraeve !) Bien plus ! J'ai surtout été sensible à cette odeur du passé qui émane du récit. Sous forme de petits chapitres organisés de manière chronologique, Dirck Degraeve fait renaître l'univers dans lequel il a grandi : un univers fait de gens simples - des paysans, des instituteurs de campagne -  de livres, d'émissions de télé en noir et blanc, de fêtes, françaises ou belges...

A travers une multitude de saynètes racontées avec beaucoup de tendresse et de pudeur, assaisonnées d'un zeste d'humour qui rend l'ensemble extrêmement vivant, c'est l'odeur universelle de l'enfance qui nous parvient très vite à la narine. Sans doute n'ai-je pas grandi dans les années 60, sans doute n'ai-je aucune racine flamande, et pourtant, je me suis retrouvée à de multiples reprises dans ce récit…. Des morceaux d'enfance… je me suis revue sagement assise sous l'escalier de bois, dans la cuisine, dévorant avec passion mes premiers livres : des contes de Perrault, de Grimm… la télé allumée : midi première, Guy Lux, Denise Fabre et Garcimore le samedi après-midi… le samedi après-midi quand Cloclo est mort … D'autres choses…. Les Noëls en famille, les 45 tours vinyles, les promenades du dimanche matin main dans la main avec mon grand-père...

Il y a une espèce de magie ineffable dans Mots de passe : un tour de passe-passe étonnant… une contagion du souvenir qui s'opère et qui circule librement entre le texte et le lecteur. Et c'est vrai que tout tient à l'odeur qui se dégage du récit : une odeur de papier jauni, de vieux livres, de cahiers d'écoliers, d'herbes séchées entre deux pages, plume et encrier… Mots de passe est un de ces livres qui se savourent comme la madeleine de Proust.

Sur le fond, sans doute, il y a matière à débat et à contestation : était-ce vraiment mieux avant ? (c'est-à-dire « de mon temps quand j'étais jeune » ), comme Dirck Degrave l'affirme ?  Mais il déclare également sur la même page être un « vieux con » : il clôture ainsi le débat. Bien plus, que penser de ce centralisme culturel excessif –tellement français – qui opprime les langues dites minoritaires– le corse, le flamand, le breton, le provençal…. – les reléguant souvent au rang de patois… ? Quant à ceux qui les parlent encore… ils sont, disons, « intellectuellement frustres » pour ne pas dire « nonoches ». C'est peut-être pour échapper à cet opprobre jeté par la France sur ses origines que Dirck Degraeve a choisi ladite France comme mère nourricière culturelle, refusant de « vivre le cul entre deux chaises »  (ouh là là ! Un gros mot à la dernière page !)

Je préfère donc rester sur cette belle page (la 56ème). Dirck Degraeve y évoque la mémoire des siens de manière émouvante. Mais je ne comprends pas bien pourquoi il paraît tellement obsédé par l'idée de la restauration de leur dignité… L'ont-ils jamais perdue ?

« Il s'agit là d'une autre culture, d'une culture étrangère que je n'acquis que bien plus tard et qui me permet aujourd'hui d'évoquer ces scènes en les trahissant me diront certains, en les parant abusivement des ornements factices du style, en les traduisant dans une langue qui ne fut jamais la leur. C'est ainsi. Je n'ai qu'elle ou le silence. Il me faut désormais faire confiance aux mots, à leurs assemblages prévus, sans surprise pour qui a lu. Qu'ils donnent au moins une dignité d'emprunt à ceux qui en ont été dépossédés, qui ont vécu dans une sereine et résignée aliénation aux dures nécessités sociales. Ce n'est que justice, qu'ils en profitent. S'ils avaient vécu en d'autres temps, dans d'autres milieux, ces mots dérisoires et pompeux seraient les leurs. Je les leur prête volontiers. Tant mieux s'ils en sortent grandis, plus beaux, meilleurs qu'ils n'étaient. N'était-ce pas ainsi, après tout, qu'ils apparaissaient, dans mes regards d'enfant ? ».



18/10/2009
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