Philippe Claudel : L’enquête / l’enquête grecque.
Pardon pour ce titre nul… Il se trouve que cette année, je suis allée me faire voir chez les grecs, pour ces vacances d’été… et non chez les corses. Ce ne sera donc pas l’enquête corse – enquête menée de façon bien corsée, s’il vous plait - mais l’enquête grecque – enquête menée de manière plus nonchalante et plus cool : mais je rassure mes lecteurs : le résultat de celle-ci et l’article-rapport ci-dessous présent seront les mêmes - pour ce dernier roman de Philippe Claudel, paru en 2010 aux éditions Stock : L’enquête.
L’enquêteur débarque dans la Ville. Sa mission : enquêter sur une vague de suicides au sein de l’Entreprise. Cependant, l’affaire s’avère être plus difficile qu’il n’y parait. Personne n’a entendu parler de l’enquêteur, des suicides ; notre héros se perd dans la Ville, a du mal à trouver l’entrée de l’Entreprise ; quand enfin, il parvient au bout de ses peines, c’est pour trouver porte close… Il lui faut ensuite trouver un hôtel, de quoi manger, dans une Ville inconnue et peu conviviale.
Il va sans dire que tout le début du roman est un prétexte à montrer le monde dans lequel nous vivons avec le regard innocent d’un étranger chargé d’une enquête. Le personnage débarque dans la Ville un peu comme le Candide voltairien, ou les persans de Montesquieu : ces derniers découvrent une culture étrangère à leurs valeurs, des us et coutumes différents des leurs et leur regard naïf, pétri d’innocence mettent en relief ce qu’il y a d’absurde et d’aberrant dans notre civilisation, absurdités et aberrations que nous ne voyons plus, plongés que nous sommes quotidiennement dans la banale étrangeté de la Ville et du monde du travail.
Ainsi, l’enquêteur se retrouve-t-il face à des personnes qui exercent leur profession : Garde de l’Entreprise, Policier, Responsable, Guide, etc… ; ces personnes font leur métier : on n’a rien à attendre d’elles d’autre que la réponse qu’exige leur profession. Par exemple, le Garde est un garde : il empêche l’enquêteur d’entrer, il contrôle, il laisse passer quand tout est en règle. En dehors de ces considérations, il n’y a plus personne. L’Enquêteur est affamé ? Il a besoin d’un lit pour se coucher ? Peu importe… Ce n’est l’affaire de personne dans l’Entreprise… L’hôtel est là pour ça. Bref, nous vivons dans un monde où l’on paye des gens pour un service… Ils l’effectuent… mais ne pas leur en demander plus… ou disons, ne pas leur demander autre chose. Lorsqu’on est payé pour un service, on est habitué à n’effectuer que des services rémunérés : on perd une partie d’humanité car on est désormais incapable de rendre gratuitement service à son prochain.
On retrouve ici la problématique cent fois rabâchée de l’homme asservi à sa tâche : le salaire, la fonction l’emportent sur toute considération morale : supposez que votre métier soit d’exercer une quelconque tâche à Auschwitz ! Eh bien, vous l’effectuez, sans vous poser de question, ou pas trop, car c’est votre gagne-pain. Ce genre de thématique a déjà été abordé, sous toutes les formes, par d’autres écrivains que Philippe Claudel. Bref, on peut demander n’importe quoi à un homme, du moment qu’on le paye. Il se trouvera toujours un volontaire pour effectuer la tâche, le sale boulot.
Rien de bien nouveau, donc, en ce qui concerne le regard posé par Claudel sur la société : à priori, on a l’impression d’entrer dans un univers totalitaire de l’ordre de ceux qu’on dénonçait il y a quelques dizaines d’années, lorsque le mur de la honte séparait et dressait l’une contre l’autre deux idéologies opposées… cependant, ce genre de dénonciation est démodée : Staline, qui fait penser au vieux moustachu fondateur du roman, est mort depuis longtemps. C’est donc bien la société des hommes quelle qu’elle soit - avec ses exclus, ses inégalités, son inhumanité, sa hiérarchisation, son goût insensé de l’ordre, ses absurdes automatismes… - qui est dénoncée.
« Notre monde est un colosse aux pieds d’argile. Le problème, c’est que peu d’êtres tels que vous, je veux dire les petits, les exploités, les affamés, les faibles, les serfs contemporains, s’en rendent compte. Il n’est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. Il n’y a plus de roi depuis bien longtemps. Les monarques aujourd’hui n’ont plus ni tête ni visages. Ce sont des mécanismes financiers complexes, des algorithmes, des projections, des spéculations sur les risques et les pertes, des équations au cinquième degré. Leurs trônes sont immatériels, ce sont des écrans, des fibres optiques, des circuits imprimés, et leurs sangs bleus, les informations cryptées qui y circulent à des vitesses supérieures à celle de la lumière. Leurs châteaux sont devenus des banques de données. Si vous brisez un ordinateur de l’Entreprise, un parmi des milliers, vous coupez un doigt au monarque. »
Et puis, vient un moment où l’enquête – qui n’a jamais vraiment démarrée – patine : l’enquêteur perd les pédales et se retrouve dans une sorte d’hôpital… C’est alors que le lecteur – qui est désormais celui qui enquête sur l’enquêteur, personnage pas très net – est persuadé avoir vu le monde à travers le regard d’un fou. L’enquêteur est celui qui n’a pas de repères, et le monde dans lequel il enquête redevient alors normal et habituel pour nous, lecteurs, lorsqu’il est évoqué à travers la voix de l’infirmière. Manière de suggérer une réflexion sur la relativité de la folie : le fou est celui qui perd le sens de la réflexion normée par un système de logique qui est, si on y réfléchit bien, relatif à une pensée préétablie et commune à une société. Si on accepte de prendre quelques distances avec les critères de ce que nous nommons « raison », on verrait bien vite que les normes logiques sont tout ce qu’il y a de plus arbitraire et insensé, qu’elles ne valent que parce qu’elles sont admises par la majorité.
Vient ensuite la dernière partie du roman : l’enquêteur se retrouve propulsé dans un container hermétique : il parvient à s’en extraire. Il découvre alors un no man’s land ensoleillé sur lequel traîne une ombre qui a l’apparence du Fondateur : le vieillard moustachu. Nous sommes donc ici dans une sorte de réécriture du jugement dernier : à l’heure de notre mort, nous sommes face à Dieu qui nous accueille dans son royaume. Sauf qu’ici, c’est à un Dieu bien impuissant que nous avons affaire – il ne sait même pas ce qu’il a créé. Quant au paradis, c’est, je l’ai déjà dit, un no man’s land qui s’efface progressivement pour laisser place à la nuit, au néant.
Ainsi donc, l’Enquête se présente comme une sorte de conte philosophique très noir, voire nihiliste. Il nous propulse au sein d'une enquête qui se situe à divers degrés du monde : tantôt l’enquêteur est traité comme un pauvre, tantôt comme un nanti… mais d’un côté comme de l’autre, on a vraiment l’impression d’être plongé au cœur d’un univers artificiel créé par l’homme pour l’homme, au cœur d’une immense structure qui n’a paradoxalement rien d’humain : cependant, c’est dans ce monde que nous devons vivre, c’est de ce monde qu’il nous faut accepter les règles, pour pouvoir, en tant que pion absurde, mais plus ou moins influent, faire partie du jeu…un jeu qui n’est doté d’aucune finalité… Lorsque la partie est terminée, il n’y a plus rien.
Différents degrés du monde sont donc abordés dans l’enquête, mais aussi différentes notions existentielles : la vie, la mort, Dieu ou l’homme, la raison, la folie… : Philippe Claudel parvient à lier tous ces paramètres à travers une enquête graduée, qui, partant de l’arrivée prosaïque d’un enquêteur au sein d’un monde peu amène, s’élève progressivement vers un questionnement existentiel sur la Création.
J’ai déjà dit que dans le fond, la réflexion suscitée par Claudel n’est pas neuve : on pourrait presque lui reprocher d’avoir ici choisi un sujet-bateau. Cependant, la manière de la présenter – par le biais d’une enquête à multiples facettes, une enquête qui échoue face à l’ampleur du questionnement qui n’est pas à dimension humaine – est passionnante et on reste scotché au roman de A à Z. La construction du roman est, elle aussi, parfaite.
Désolée pour Monsieur Claudel : peut-être voit-il le monde tout en noir, peut-être est-il convaincu de l’échec de l’homme sur terre, mais pour ma part, je ne vois que réussite dans ses entreprises de créations littéraires.
Quant à moi, je commence juste mon enquête grecque… Vais-je retrouver Marios, une vieille histoire d’amour d’il y a 20 ans à Thessalonique ? Je crois bien que je m’en fous… Je vais plutôt aller questionner Poséidon sur la température de l’eau… mer Egée quand tu nous tiens !
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