LECTURES VAGABONDES

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Mo Yan : Beaux seins, belles fesses / Du beau et du moins beau

     

     Non, il ne s’agit pas ici d’un roman coquin, même si le titre semble présager quelques délires pornographiques. Beaux seins, belles fesses est un roman de la veine comique et truculente… et… autre bonne blague pour les lecteurs peu ambitieux qui verraient là une bonne occasion de se divertir : il compte 825 pages ! Beaux seins, belles fesses est écrit par Mo Yan et paraît en 2004 aux éditons du Seuil.

 

          Le petit Shangguan Jintong nait en 1939 dans le bourg de Dalan le village le plus important du canton au Nord-Est de Gaomi, dans la province du Shandong. Il a 8 sœurs : Laidi, Zhaodi, Lingdi, Xiangdi, Pandi, Niandi, Giudi et la petite sœur jumelle aveugle de Jintong Yunü. A cette époque gronde la guerre Sino-Japonaise et le village ne sera pas épargné. Dès la naissance du petit Jintong, presque toute sa famille est décimée : il ne lui reste plus que sa mère, Shangguan Lushi, ses sœurs et sa grand-mère, Shangguan Lüshi. Autre malheur, la mère de Jintong est violée par des hommes de la troupe de Sha Yueliang qui collabore avec les japonais, troupe qui s’est installée dans le village, le jour du baptême des deux derniers enfants de Shangguan Lushi. Le pasteur Maroya, qui est aussi le père naturel de ces derniers, se suicide. Et puis, trouver à manger n’est pas chose facile tous les jours. Pour quelques argent, Shangguan Lushi vend sa fille Giudi à une russe blanche. De son côté, Xiangdi se prostitue.  Cependant, en ces temps troublés, il y a aussi des amours. Sha Yueliang qui collabore avec les japonais, emportera avec lui la première sœur : Laidi. Vient ensuite la troupe de Sima Ku, qui se réclame du Kuomingtang (armée impériale chinoise) ; ce dernier séduira la seconde sœur : Zhaodi. La troisième sœur s’amourache de Han L’Oiseau, un étranger, qui meurt assez vite ; Lingdi, depuis, se prend pour un immortel oiseau disposant de pouvoirs surnaturels. Quant à la cinquième sœur, Pandi, elle s’acoquine avec Lu Liren, à la tête de la troupe de résistance communiste maoïste. A la fin de la guerre marquée par la défaite des Japonais, les troupes du Kuomingtang et les troupes communistes vont s’entretuer pour le pouvoir dans la petite province de Dalan. C’est Sima Ku et le Kuomingtang qui triomphent dans un premier temps, évinçant – ou tuant – les autres. Cependant, à la fin de la guerre contre le Japon, toutes les sœurs de Jintong ont donné naissance à d’autres enfants qu’il va falloir élever. La fin de cette première époque est aussi marquée à Dalan par une grande décision de Jintong, qui refusait de se nourrir autrement qu’au sein de sa mère ; désormais, il accepte de téter la chèvre. Et puis, un américain – ami de Sima Ku et allié du Kuomingtang - s’installe au village : Babitt. Il montre à la population de Dalan comment voler grâce à un parachute. La troisième sœur, Lingdi, qui se prend pour un oiseau, tente, elle aussi, de s’envoler et s’écrase. Mais trêve de malheur, du moins pour un temps : Babitt, qui amène la modernité à travers le cinéma, épouse Niandi, la sixième sœur de Jintong.  Cependant, cette période de paix sera de courte durée car les communistes se lancent à nouveau dans une lutte pour le pouvoir : Sima Ku est chassé du village par Lu Liren tandis que son épouse, Zhaodi, la seconde sœur de Jintong, et ses deux enfants, sont tuées. Bientôt, l’affrontement entre les troupes du Kuomingtang et les troupes maoïstes se déchaine, obligeant la population à quitter le village. Cependant, très vite, Shangguan Lushi décide de rentrer chez elle. C’est dans un univers apocalyptique que le voyage se fait. Pourtant, la petite famille, qui a perdu en route les deux enfants de Lingdi, retrouve sa maison presque intacte. Le temps passe et nous voilà en 1949. Jintong va à l’école et reçoit une éducation maoïste. Pourtant, l’histoire de sa famille, liée aux traitres et aux contre-révolutionnaires, fait de lui un suspect, surtout que le grand Sima Ku – héros du Kuomingtang - rode encore dans les environs. Pour forcer ce dernier à se rendre, on arrête Shangguan Jintong et toute sa famille et on les torture. Sima Ku revient pour libérer les siens et sera rapidement jugé et exécuté. Par la suite, la famille Shangguan va être marquée par différents retours. D’abord, Sun Pas un Mot, qui fut lié à Lingdi et brièvement fiancé à Laidi, revient à Dalan, estropié et couvert de médailles. Il obtient la main de Laidi qu’il maltraite, mais sa très grande renommée révolutionnaire met la famille Shangguan à l’abri (elle est classée « paysans pauvres »). Cependant, le retour de Han L’Oiseau, détenu prisonnier sur l’île japonaise d’Hokkaïdo, va bouleverser de nouveau la donne car Laidi va tomber amoureuse de lui, tromper Sun Pas un Mot et la suite leur sera fatale à tous les trois. Tandis que Sun Pas un Mot et Han L’oiseau s’entretuent, Laidi, qui a frappé à mort son mari, est jugée, condamnée et exécutée. Lors de la période du grand bond en avant, Jintong doit travailler dans une ferme d’Etat. Il s’occupe des poules et manie principalement la fiente aux côtés de droitistes condamnés, eux aussi, à de sales travaux agricoles. Cette période est marquée par ses retrouvailles avec sa sœur Guidi qui fut vendue à une russe blanche. Elle mourra de faim, car effectivement, famine il y a en Chine à cette folle époque où on se livre aussi à toutes sortes d’expérimentations sur les végétaux et les animaux au nom du rationalisme scientifique. Autres retrouvailles éphémères, celles avec la sœur prostituée, Xiangdi, qui revient, malade et défigurée, mourir dans les bras de sa mère. Quant à Jintong, il est envoyé dans un camp de rééducation par le travail pendant 15 ans pour avoir violé le cadavre de Long Qingping lorsqu’il travaillait dans la ferme d’Etat. Jintong rentre chez lui au début des années 80. Tout a changé à Dalan. La ville s’étend et tout est en construction. Désormais, c’est le capitalisme le plus dur qui mène la Chine. Jintong connaîtra successivement la gloire et l’argent – grâce aux femmes – et la ruine et la rue - à cause des femmes. Il commence par travailler dans l’entreprise de récupération des métaux dirigée par Vieille Jin, puis au centre ornithologique Orient, avec Geng Lilian. Enfin, il dirige une grosse affaire de soutien-gorge grâce à Sima Liang qui le place à la tête des magasins La Licorne. Cependant, Jintong a le malheur d’épouser Wang Yinzhi qui l’évince de son entreprise. Retour au bercail auprès de maman qui est devenue bien vieille et désire ses rendre à l’église. La dernière partie du roman raconte l’histoire de la mère de Jintong et sa difficulté à enfanter d’un fils. Née à une époque où on bandait les pieds des petites filles, elle n’a pu profiter de cette coutume qui permet aux femmes de trouver un beau parti, car à partir de 1920, cette tradition fut interdite. Mariée à Shangguan Shouxi, un paysan, elle est maltraitée car elle peine à mettre au monde un enfant. Soupçonnant la stérilité de son époux, elle aura plusieurs filles, toutes engendrées par des hommes différents. Mais pour avoir un fils, c’est avec le pasteur Maroya qu’elle devra s’acoquiner.

 

          Avec Beaux seins, belles fesses, Mo Yan signe une interminable fresque historique de la Chine : le roman compte, au bas mot, 826 pages. On démarre au début des années 40, lors de la guerre entre la Chine et le Japon. Vient ensuite la guerre civile qui oppose les partisants de Chang Kaï Chek et du Kuomingtang, impérialistes, et les révolutionnaires socialistes maoïstes. Puis, à la fin des années 50, c'est le Grand Bond en Avant ; et pour terminer, on fait un petit bond en avant d'une vingtaine d'années pour atterir en 1980, époque où le capitalisme le plus dur voit le jour en Chine. Le fil conducteur entre toutes ces époques, tous ces régimes, c'est la violence des armes, la brutalité des relations humaines, la faim, la pauvreté et les inégalités sociales.

 

          Le roman propose, en effet, une vision corrosive de la société chinoise sur une période d'un siècle.  Partout, la violence sévit : les combats durant les guerres sont acharnés et impitoyables, de tous temps, il y a eu des exécutions plus ou moins arbitraires - et l'avénement du maoïsme n'y change rien, bien au contraire – les procès sont expédiés. Les rapports humains sont, eux aussi, violents. L'ironie n'est pas absente de l'histoire de la Chine : ceux qui ont participé à la Révolution maoïste, qui met en avant les paysans pauvres et le principe de redistribution des terres, s'enrichissent ensuite sans vergogne, à l'entrée dans une économie capitaliste. On n'hésite pas à s'adonner à des pratiques réprouvables : par exemple, la ferme orrnithologique dissimule un évelage d’oiseaux rares et chers destitnés à la table des plus riches. Partout, la corruption règne et ce, sous tous les régimes. Ceux qui, aujourd'hui, ont le pouvoir sont les réprouvés de demain : inutile de rappeler que Sima Ku fut une légende, un héros, car il a détruit le pont féroviaire qui enjambe la rivière pour dérouter les convois japonnais pendant la guerre ; il fut condamné et exécuté par les maoïstes, un peu plus tard. 

 

          Beaux seins, belles fesses, retrace aussi l'histoire des femmes chinoises. A travers cette histoire, on peut mesurer l'ampleur des changements qui ont eu lieu en Chine en à peine un siècle. La fin du roman revient sur l'histoire de la mère de Jintong, née au début du XXème siècle. Elle eut les pieds bandés mais la pratique fut supprimée en 1920. Ainsi devra-t-elle épouser un paysan, elle qui devait faire un beau mariage – les pieds bandés servaient à cela. Quand on fait le point aujourd'hui sur la condition des femmes, on mesure la distance parcourue ! Et la mise en avant du soutien-gorge, destiné à prendre soin de la femme, est mis en contrepoint avec la torture et la contrainte infligés par la pratique du bandage des pieds. Il est vrai que la mère de Jintong a connu la maltraitance liée au fait qu'elle n'arrivait pas à avoir un fils : son mari la battait, sa belle-mère était impitoyable pour elle. Avec la révolution maoïste, les femmes peuvent occuper des places de pouvoir : une des soeurs de Jintong, Pandi, a des lourdes responsabiités à la ville de Dalan. Lorsqu'en 1980, Jintong revient chez lui, le maire de Dalan est une femme.

 

          Il est vrai que "la femme" en général est la véritable héroïne de Beaux seins, belles fesses. En réalité, Jintong, le personnage principal du roman, est bien plutôt un anti-héros. Il est victime des femmes, lui qui les adore à travers leurs seins, au point de ne vouloir se nourrir que de lait maternel toute sa vie ! Cependant, en tant que maîtresses, les femmes sont impitoyables. Dans le monde du travail, elles sont implacables et cupides. Sans doute Mo Yan a-t-il une vision quelque peu rétrograde de la femme, glorifiée dans sa fonction de mère nourricière, exclusivement.

 

          Ainsi donc, Beaux seins, belles fesses, c'est une ode à la maternité. La femme est mise en relation avec la terre nourricière, fertile, féconde. Le roman pose un regard émerveillé sur la nature : espèces animales et végétales confondues. En lien avec la nature, c'est une Chine rurale qui est mise en avant et cette Chine est en voie de disparition ; à partir des années 80, lorsque Jintong revient de son camp de travail forcé, il est confronté à la laideur de la ville qui se construit et qui saccage tout : sa maison familiale, entre autre. 

 

          Alors, bien évidemment, Beaux seins, belles fesses, c'est un bon roman. Mais il faut se taper de longues scènes interminables. Car c'est ainsi que le roman est construit : pas ou peu de résumés – les années de détentions de Jintong en camp de rééducation par le travail font l'objet d'une ellipse – et d'interminables scènes dans lesquelles les personnages prennent une apparence légendaire (et non pas romanesque). En effet, ils sont croqués en quelques traits physiques et psychiques rapides et assez caricaturaux. Comme dans une épopée antique ou médiévale dans laquelle on mettrait en avant le courage et la vertu du héros, ici, on met en avant la violence, la fourberie et la mesquinerie des paysans et autres chinois qui peuplent cette bonne vieille région de Dalan.

 

          Mais, une fois n'est pas coutume, je terminerai sur une question : si je comprends pourquoi Mo Yan a intitulé son roman "beaux seins", pourquoi a-t-il ajouté "belles fesses" ?



23/09/2024
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