LECTURES VAGABONDES

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Maurice Druon : Les grandes familles /du grand roman !


                Pour tous ceux de ma génération, les grandes familles, c'est le film de Denys de la Patellière, tant de fois visionné pendant les années 70. Pourtant, les grandes familles, prix Goncourt 1948, c'est avant tout le fabuleux premier roman du cycle de La fin des hommes écrit par Maurice Druon entre 1948 et 1951.

                Tout commence par la naissance de Jean-Noël Schoudler, en 1916 : l'enfant concrétise l'union des richissimes Schoudler et des très aristocratiques De La Monnerie. Les deux familles sont réunies autour du berceau. Il y a là l'illustre poète de l'académie française : Jean De La Monnerie, sa femme, ses frères et bien sûr, Jacqueline Schoudler-De La Monnerie, l'accouchée. De l'autre côté, les Schoulder, l'ancêtre, Siegfried, mais aussi son fils, le redoutable baron Schoudler. Le père de l'enfant, François, est absent : il est à la guerre. Le lecteur est ensuite invité à découvrir un certain nombre des membres de ces deux prestigieuses familles. A travers eux, c'est le fonctionnement des grandes familles - celles qui tiennent encore la France à tous les niveaux - que nous pénétrons.

                Dans le jeu des familles, on demande d'abord les De La Monnerie. Issus d'une longue lignée aristocratique, leurs titres de noblesse remontent à l'ancien régime. Mais c'est avant tout une famille qui se meurt. Après le prologue de présentation des deux familles – De La Monnerie-Schoudler – le roman s'ouvre sur les fastueuses obsèques du vénérable poète et académicien Jean De La Monnerie. Les titres de gloire, il semble bien que ce soit ce qui fait courir les membres de cette famille : tous courent après une légion d'honneur, une croix de guerre, une quelconque breloque à suspendre quelque part à une boutonnière. Cependant, derrière ces décorations, il y a beaucoup de vent. Quelques années après la mort du poète, ses vers sombrent dans l'oubli… Ce n'était que du mauvais Lamartine. Question descendance,  c'est problématique : lorsqu'Isabelle tombe enceinte d'un obscur roturier, Mme de La Monnerie arrange son mariage : elle épousera le vieil aristocrate Olivier Meignerais qu'elle finira par aimer, mais il n'y aura pas d'enfant : Isabelle fait une fausse-couche et son mari décède quelques temps plus tard.

                Si les De La Monnerie cultivent les carrières de prestige dans la littérature, l'armée ou la politique, les Schoudler, juifs catholicisés, anoblis sous le second empire, tiennent Paris par l'argent : la banque Schoulder, la presse – l'écho du matin – les sucreries Sonchelles, diverses mines, les Schoudler sont partout. C'est Noël Schoudler qui tient d'une main de maître l'ensemble. Lorsqu'il se rend compte que son fils risque de lui damner le pion au journal, il décide de lui donner une bonne leçon : il lui donne les pleins pouvoirs dans les sucreries de Sonchelles mais ne soutiendra pas financièrement ses projets. Convaincu d'être une ruine pour la famille, François se suicide… Plus tard, Noël Schoudler appliquera lui-même les idées de son défunt fils. Dans la famille Schoudler, il y a donc le tyrannique Noël Schoudler, ivre de pouvoir, refusant toute collaboration. Ceux qui ne sont pas à sa botte, il les écrase.

                Certes, Noël Schoudler ne voulait pas la mort de son fils.  Convaincu que celui qui a poussé François à commettre l'irréparable, c'est Lucien Maublanc, le premier mari de son épouse, Adèle, il s'emploie à l'écraser. Et il y arrivera ! Avec un cynisme froid et implacable.

                Mais justement, parlons-en de ce fameux Lucien Maublanc. Fils d'un deuxième mariage d'une fille De La Monnerie avec un Maublanc très riche, mais somme toute roturier, il a également épousé Adèle, la future épouse de Noël Schoudler. Rupture du mariage : Lulu est impuissant. Cet homme est riche, mais plein d'aigreur : il n'appartient à aucune grande famille ; c'est un bâtard. Un bâtard, certes ! Mais très riche ! Cependant, Lulu n'a aucun repère. Il n'a pas grandi dans une grande famille pleine de règles et de principes ! Il dépense allègrement son argent avec les sous-actrices, il  joue, il est très vulgaire.  Il a tant d'aigreur vis-à-vis des Schoudler qui connaissent son secret, qu'il décide de donner un million à Sylvaine Dual, sa maîtresse, pourvu qu'elle lui donne une descendance. Hélas, la jeune femme est stérile. Mais attirée par l'appât du gain, elle s'arrange avec une amie dans l'embarras d'une grossesse non désirée et récupère des jumeaux ! (donc Lulu aboule 2 millions ! Un pour chaque enfant !) qu'elle fait passer pour le fruit de ses amours avec Lulu. Quand Noël Schoudler - convaincu que Lulu a poussé son fils au suicide en lui certifiant que les sucreries Schoudler sont en péril - décide de l'abattre, il n'y va pas par quatre chemins ! Conseil de famille et mise sous tutelle de Lulu. Bien évidemment, les De La Monnerie, pourtant de famille directe avec Lulu, refusent d'exercer la tutelle et laissent le sale boulot  à Noël… on imagine comment celui-ci exercera la tutelle, au nom de la descendance De La Monnerie/Schoudler : Lulu n'a plus rien, et c'est la déchéance fatale pour lui.

                On voit donc à quel point le livre de Maurice Druon est supérieur au pauvre petit film de Denys de la Patellière ! Dans le film, Jean Gabin, alias Noël Schoudler, broie Lucien Maublanc, alias Pierre Brasseur, par l'argent, la bourse ! Fichtre ! C'est oublier la sordide affaire des jumeaux, de l'impuissance de Lulu. Non, ici, dans l'œuvre de Druon, c'est la famille qui broie Lulu ! Lulu, la tâche roturière dont personne ne veut dans la famille ! Enfin ! Si on ne veut pas de sa modeste personne,  son argent, bien évidemment, personne ne crache dessus ! Et puis, le film de Denys de la Patellière oublie les De La Monnerie : le Robert De La Monnerie, général bariolé de médailles, par exemple. Sa carrière ne fut que poursuite de médailles et autres dorures militaires… et comme il est De La Monnerie, c'est plutôt facile ! Un coup de fil au ministre, et l'affaire est dans le sac ! Le film se concentre sur le duo Gabin (Noël Schoudler) et Pierre Brasseur (Lucien Maublanc) et oublie que le thème central du livre, ce sont les familles et leur fonctionnement.

                Et puis, tout autour de ces familles gravitent des parasites : Simon Lachaume (Bernard Blier) débute comme obscur professeur admiratif des vers de Jean De La Monnerie. Aux obsèques de ce dernier, il rencontre le ministre de l'instruction publique, Isabelle (dont il devient l'amant) et la maîtresse de son mentor (Mme Eterlin) dont il devient également l'amant. Il s'accroche d'abord aux basques du ministre, pour faire carrière, puis à celles de Noël Schoudler : il n'aurait dû être qu'un second couteau, un lèche-botte, mais à la suite du décès de son fils, le vieux manitou commence à lui vouer une amitié filiale : un mariage avec une Schoudler est même envisagé ! Voilà comment on trace son chemin : de l'opportunisme, l'arrivisme, l'amour-propre qui passe très loin derrière la réalisation des ambitions, le cul tourné vers celui qui en a et qui peut en donner, un peu de chance. Voilà donc la relève des grandes familles. Car nul doute qu'on est ici à la fin d'une époque : les De La Monnerie et leur course aux marques de prestiges stériles sont d'un autre temps, les Schoudler sont pétris de la puissance d'un seul homme, jusqu'au jour où !... car la mort n'épargne personne et on ne sait si le petit Jean-Noël Schoudler sera de taille ! Les vautours sont en train de débarquer. La fin du roman intitulée « les séniles » donne bien la note terminale à ce roman nimbé d'une atmosphère crépusculaire.

                Allons donc, il est temps de rendre à César ce qui revient à César : qu'on rende à Maurice Druon, écrivain méprisé (car pas moderne, trop traditionnel) – peut-être n'aurait-il jamais dû accepter le titre d'académicien qui momifie les écrivains ! – sa palme méritée et bien brillante ! Adolescente, je me suis délectée de la saga des rois maudits (peut-être la relirai-je pour en rendre compte sur ce blog !), et c'est avec un encore plus grand plaisir que je découvre cette trilogie : La fin des hommes. La peinture des caractères et des stéréotypes sociaux est parfaitement maîtrisée, l'écriture est vive, la composition est impériale, la vision d'ensemble de cette fin de règne est nette et sans bavure : c'est le crépuscule des Dieux !



12/01/2013
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