LECTURES VAGABONDES

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Joyce Carol Oates : Sacrifice/Un bel et bon sacrifice

     

  Voici un énième roman de Joyce Carol Oates sur le thème du racisme aux Etats-Unis – et plus particulièrement celui qui existe entre les communautés noire et blanche – et pourtant, on ne s’en lasse pas. Comme à son habitude, Oates s’inspire d’un fait divers réel pour donner corps à Sacrifice qui parait en France en 2016 aux éditions Philippe Rey.

 

          Nous sommes en 1987 à Pascayne, une ville de banlieue pauvre et mal famée comme il en existe tant dans le New Jersey. Là vit une importante communauté noire qui fait souvent les frais d’une rivalité violente avec les « flics blancs ». D’ailleurs, en 1967, des émeutes qui se sont terminées dans un bain de sang ont eu lieu à cet endroit ainsi qu’à Détroit. Nous sommes le 7 octobre 1987, vingt ans après les émeutes. Ednetta Frye erre dans la ville à la recherche de sa fille, Sybilla, mystérieusement disparue. Elle sera retrouvée par Ada Furst, dans une usine désaffectée et dans un état lamentable : violée, tabassée, couverte d’excréments d’animaux et de graffitis racistes. Cependant, à cause des menaces de ses agresseurs, et parce qu’elle est noire, Sybilla souhaite oublier cette affaire et ne collabore pas avec la policière Inès Iglésias, chargée de l’affaire. Elle refuse tous les examens médicaux qui pourraient attester du viol. Certes, elle accuse des « flics blancs » de l’avoir violée et torturée et si ce fait divers fait la une des journaux pendant quelques temps, la police, très peu concernée par les violences faites aux noirs et encore moins celles qui sont faites aux femmes noires, fait preuve de bien peu des zèle dans cette affaire. Ce n’est que lorsque le révérend Marus Mudrick, très investi dans la cause noire, et son frère jumeau, Byron Mudrick, avocat, prennent l’affaire en main, que la jeune fille accepte de revenir sur son calvaire. A force de meetings et de conférences de presse, le cas Sybilla Frye revient sur le devant de la scène et la jeune fille devient une star. Le révérend Mudrick en fait même la tête de proue d’une croisade qu’il nomme « justice pour Sybilla Frye ». Cependant, la jeune fille est manipulée : le révérend a besoin de coupables incarnés pour nourrir sa croisade. Il incite vivement Sybilla à désigner un jeune flic blanc qui s’est suicidé – il a été recalé à son examen d’entrée dans la police – comme son violeur. Et voilà le tout doux Jerold Zahn accusé et sali post-mortem alors qu’au moment des faits, il était en service. Mais les morts n’ont que bien peu d’armes pour se défendre. Plus tard, il incitera la jeune fille à accuser Julios Ramos, adjoint du district attorney du comté de Paissac, de viol. De son côté, Sybilla est assez peu loquace et semble assez effrayée par la tournure que prennent les choses : on parle désormais de lui faire passer l’épreuve du détecteur de mensonges. Par ailleurs, l’affaire est très médiatisée et on peut redouter de nouveau des émeutes à Pascayne. D’un autre côté, les dons affluent et des célébrités prennent la parole et s’engagent dans cette cause qui dépasse désormais Sybilla : elle est devenue un symbole de la cause noire. Mais tout ce battage médiatique va tourner court : lors d’un de ses énièmes meetings sur la question « Sybilla Frye », le révérend Mudrick est sévèrement agressé par un homme « au visage blanc », mais qui semble appartenir au mouvement des musulmans noirs « royaume de l’Islam », mouvement mené par le Prince noir, surnommé Leopardo Quarrquan, un agitateur qui a fait de la prison. C’est d’ailleurs vers cette religion que se tournera Sybilla Frye, après la sortie du révérend, blessé et désormais hors de question. Le Prince noir reprend donc l’affaire « Sybilla Frye » et soustrait la jeune fille à sa famille. Il faut dire que son beau-père, Anis Schutt, est particulièrement violent avec sa mère, Ednetta, mais aussi avec elle : elle a eu dernièrement le visage meurtri par les coups portés par ce beau-père bien mal aimant. Alors qu’il a été chassé par Ednetta, l’homme décide de tuer un « flic blanc » pour venger ceux des siens qui furent victimes de la police. C’est lors de la marche des dix mille, organisée par les black muslims, qu’il vide son revolver sur des flics blanc qui l’ont arrêté. C’est aussi à ce moment-là qu’il trouve la mort.

 

              Sacrifice est un roman ambigu. En effet, il propose le portrait d’une victime trouble : d'un côté, elle refuse les examens médicaux qui prouveraient le viol et autres violences qu’elle a subies, de l'autre, elle devient bourreau sans le vouloir, parce qu’elle a été manipulée par des agitateurs religieux. Bourreau, elle l'est de Jerold Azhn et de sa mémoire ; bon fils, aimé de sa famille et innocent, c'est lui qui sera accusé des méfaits qu'a subis Sybilla. Par ailleurs, la jeune fille est loin d'être un ange. Elle est une fille noire comme beaucoup de celles qui vivent en banlieue. Elle est un peu délinquante, elle perturbe les cours au lycée, sèche les cours, fréquente un dealer qui, pour l’heure, est en taule. Concernant les violences qu'elle a subies, elle se tait car elle a peur. De manière générale, elle vit sous les insultes : les hommes la traitent régulièrement de pute, les flics blancs ne la respectent pas et les inscriptions qu’ils ont laissées sur sa poitrine sont infâmantes. Jusqu'à son beau-père, Anis Schutt, qui la malmène régulièrement. 

              Le roman se base sur un fait divers assez horrible et traite de la médiatisation d'un fait divers. D'abord, on le récupère, puis on brode autour des faits des mensonges ; peu importe la vérité ! L'important,  c’est de bâtir une croisade, un mouvement médiatique d'ampleur afin de gagner de l’argent. L'affaire Sybilla va être récupérée par les chrétiens, puis les musulmans. Par ailleurs, la communauté noire est divisée aussi par des tensions religieuses et le révérend Mudrick sera blessé par un musulman.  

              Par ailleurs, le roman montre aussi une communauté qui vit dans la peur des flics, dans la méfiance des autres, et dans une telle violence qu'elle peut, elle aussi devenir violente. En effet, le racisme existe des deux côtés et les tensions raciales sont le pain quotidien. La scène finale dresse un constat amer et symbolique : duel entre deux communautés, la blanche qui a le pouvoir – elle est incarnée par des flics – et la noire, incarnée par un homme seul, Anis Schutt.

              Et Joyce Carol Oates place toute cette affaire dans une banlieue triste et sordide, bordée par une rivière sale, des usines désaffectées, des maisons ruinées.

              Mais, si Joyce Carol Oates ne prend pas parti pour son héroïne, ni pour un autre, elle essaie d’être un œil et une oreille qui enregistreraient les faits d'un côté et de l’autre. Et si l'auteure se situe presque toujours du côté noir, on n’a aucune empathie pour les personnages ; en effet, Sybilla est fourbe, molasse et très manipulable ; on a envie de lui mettre des claques bien plus que de la plaindre.

              Enfin, de toute cette histoire, nul ne connait la vérité : l'agression de Sybilla n'a fait l'objet d'aucune enquête sérieuse et pourtant, elle sera très médiatisée. Par ailleurs, ce n’est pas la meilleure affaire pour défendre la cause noire. Mais Joyce Carol Oates refuse le pathos et la vision manichéenne des choses. Elle utilise ce fait divers pour interroger la société américaine et les conflits et tensions qui la gangrènent. Les questions qu'elle pose sont loin d'être résolues si on en croit la situation et les discordances toujours persistantes entre blancs et noirs aux Etats-Unis.



20/02/2022
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