LECTURES VAGABONDES

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Jean-Pierre Gattégno : Avec vue sur le royaume/Avec une vue haute

 

     Voilà plusieurs années que je n’ai pas remis le nez dans un roman de Jean-Pierre Gattégno. C’est avec toujours le même plaisir au rendez-vous que je me suis retrouvée dans le royaume des cieux en compagnie des trois personnages du roman intitulé Avec vue sur le royaume que Jean-Pierre Gattégno a fait paraître en 2007 aux éditions Actes Sud.

 

          Nous sommes dans l’Hyper Class Skybus, un avion qui emmène sa cargaison de morts au royaume des cieux. Deux personnes qui ne se connaissent pas sont installées côte à côte en première classe. Au programme : champagne, langoustine, caviar… et un écran hémisphérique sur lequel défilent des images et des films tirés du passé de chaque passager. Petit à petit, Raoul Sévilla et Alejandro Waldheim vont faire connaissance, discuter ensemble et découvrir entre eux des liens qu’ils ne soupçonnaient pas. Raoul Sévilla est un juif dont les parents sont issus du ghetto de Salonique et qui, après la guerre, vont s’installer en France, à Sambre-et-Meuse. La vie de Raoul est marquée par une amitié forte : celle qu’il entretient avec un certain André Levallois. Les deux hommes aiment échanger leur identité ; ils tomberont aussi amoureux de la même femme : Paula Rubin. Alors que son manuscrit intitulé La femme nocturne, ne trouve pas d’éditeur, sombre, désabusé et seul, Raoul demande à son ami de l’exécuter avec un Nagant M 95 calibre 7,62, le revolver qu’il détient. L’affaire accomplie, André laisse le cadavre dans une cave et s’enfuit en prenant l’identité de son défunt ami, Raoul Sévilla. Il faut dire qu’André est un malfrat recherché par la police dans une affaire de braquage qui a coûté la vie à un policier. Nous retrouvons André au Caire ; c’est en tant que Raoul Sévilla qu’il fait la connaissance d’Alejandro Waldheim, le voisin du vrai Raoul Sévilla dans l’avion. Ce dernier joue le jeu du truchement d’identité et se fait passer pour André Levallois aux yeux d’Alejandro qui se met, alors à raconter son histoire tandis que le film de sa vie se déroule sur l’écran hémisphérique. Fils d’un officier SS officiant au camp de Térézin nommé Frantz Waldheim, Alejandro a grandi dans l’instabilité qui marque la vie des bourreaux nazis après la guerre, alors qu’ils fuient les règlements de compte de l’Histoire. Il vit dans l’opulence car son père s’est enrichi sur le dos de la misère des juifs. A Térézin, de nombreux artistes composent et jouent des pièces musicales de haute volée. C’est ainsi que Frantz Waldheim se lie avec un pianiste nommé Izi qu’il sauve de la déportation vers Auschwitz, dit-on. Devenu adulte, Alejandro est marqué par les crimes de son père qu’il veut expier. L’affaire marquante de sa vie, c’est un casino qu’il implante à Ramallah et qui est censé réconcilier les arabes et les juifs dans l’euphorie et la passion du jeu. L’édifice sera bombardé. Mais la grande question qui taraude Alejandro, c’est le comment de sa mort. La question sera élucidée alors qu’il évoque pour la première fois l’existence de son épouse, Paula Rubin, le grand amour de Raoul ! Certes, c’est un mariage raté et très vite, Alejandro comprendra la vraie raison qui a poussé Paula à l’épouser. En réalité, Paula est la fille d’Izi, le pianiste que Frantz Waldheim a rencontré à Térézin et que ce dernier a, en réalité, malmené. C’est par vengeance qu’elle a commandité le meurtre de son mari, au Caire, et c’est son amant, André Levallois, qui est chargé de l’exécuter avec le révolver qui a servi à tuer Raoul et qui appartenait à Frantz Waldheim. Ainsi, tout s’éclaire : le fils du bourreau et le fils de la victime sont réunis dans le même destin par les mêmes assassins : Paula, la femme qu’ils ont tous deux aimée, et son amant, André Levallois.

 

          Vous qui n’’avez pas lu Avec vue sur le royaume, vous vous êtes un peu perdu dans le résumé d’une intrigue à la fois simple et complexe ? Il faut dire que Jean-Pierre Gattégno nous propulse, nous, lecteurs, à travers un véritable jeu de pistes entre les différents personnages et leurs identités. Car il faut bien démêler les raisons pour lesquelles deux inconnus se retrouvent côte à côte dans l’avion qui les emmènent au royaume des cieux. Le temps d’un voyage en huis-clos, (qui dans les mythologies grecques et romaines, se faisaient dans une barque sur le lugubre fleuve du Styx, et qu’ici, les passagers effectuent dans un confortable avion qui glisse dans la lumière) nous allons découvrir un passé marqué par l’Histoire trouble de la seconde guerre mondiale et de ses horreurs. Et le calme et le luxe qui marquent ce voyage et ces conversations entre les personnages contrastent avec la noirceur et l’agitation de ce qu’ils évoquent : des existences instables qui s’étirent aux quatre coins du monde, la violence du monde des vivants qui n’en finissent pas de vouloir donner la mort, que ce soit dans les camps d’exterminations nazis ou en Palestine, après la guerre. Avec vue sur le royaume se lit comme un thriller où peu à peu s’éclairent les questions : quels liens relient les personnages ? pourquoi sont-ils morts ? comment ?

          On retiendra ensuite l’évocation originale de la shoah que livre le roman. Si les conditions de détention et de mise à mort sont des thèmes rebattus dans les œuvres qui traitent de la shoah, la question du destin des enfants des uns et des autres, victimes et bourreaux, est assez peu évoquée. Comment vivre avec le poids du destin, des faits et gestes, accomplis par les parents durant cette époque trouble ? Alejandro Waldeim, fils du bourreau, est un déraciné, contraint de suivre son père aux quatre coins du monde suivant l’endroit où il se cache pour échapper à la justice qui condamne les bourreaux nazis après la guerre. De manière assez subversive, Jean-Pierre Gattégno évoque aussi l’indifférence que le juif Raoul Sévilla éprouve pour le souvenir de la shoah. Il faut bien continuer à vivre et la culpabilité n’est pas, à ce propos, dans le camp des juifs. Par ailleurs, de manière tout aussi subversive, Jean-Pierre Gattégno imagine un personnage double : le meilleur ami de la victime de la shoah, Raoul Sévilla, c’est le meurtrier et bourreau André Levallois. Amis au point d’échanger parfois leur identité… de là à dire qu’il n’y a qu’un pas à franchir entre le statut de victime et de bourreau, de là à dire que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les juifs se comportent comme des bourreaux… ou de manière plus sage, on peut se demander s’il est possible de réconcilier positivement bourreaux et victimes, eux qui sont si intrinsèquement liés par les meurtres commis les uns envers les autres.

          Enfin, je terminerai par souligner la dimension mythologique que Jean-Pierre Gattégno a glissé dans son roman. J’ai déjà évoqué la mythologie gréco-latine plus haut dans l’article, je poursuivrai en évoquant l’association qui est ici faite entre Paula (la femme qui relie Raoul, Alejandro et André) et un djinn, créature surnaturelle qu’on retrouve dans les croyances musulmanes. A croire qu’une force paranormale relie les bourreaux et les victimes.

          Ainsi, on passe un bon moment aux côtés de Raoul et d’Alejandro, dans le confort lumineux de l’avion du jugement dernier, à surplomber, en regardant par le hublot, les cicatrices de l’Histoire qui ont tellement marqué les vivants et qui désormais s’éloignent à grands pas.



18/07/2021
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