LECTURES VAGABONDES

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Jean-Michel Guenassia : Le club des incorrigibles optimistes / bienvenue au club de la nostalgie.


Qui a dit que les lycéens ne lisaient pas ? En 2009, tandis que Marie Ndiaye (Gallimard) et son très léger : Trois femmes puissantes remportaient le Goncourt, Jean-Michel Guenassia et son volumineux Le club des incorrigibles optimistes (Albin Michel) raflaient le Goncourt des lycéens : 757 pages ! Bravo les djeun's ! Les profs ne vont bientôt plus avoir de scrupules à vous faire lire l'intégrale de l'œuvre de Proust. Trêve de plaisanterie.

Qui attribue véritablement le prix ? Peu importe, s'il est mérité ! Et c'est le cas pour ce roman qui, malgré sa longueur décidément très ringarde, n'ennuie pas le lecteur une seule minute.

Ça commence en avril 1980 : on enterre Jean-Paul Sartre. A cette occasion, Michel Marini retrouve Pavel, un russe qui a fui la dictature stalinienne il y a bien longtemps. Ensemble, ils évoquent quelques noms : des amis ou connaissances d'autrefois : Igor, Sacha, Vladimir, et bien d'autres. C'est alors que le passé ressurgit dans la mémoire de Michel. Retour en 1959 : Michel a 15 ans et va au lycée Henri IV. Il a un frère aîné, Franck, et une sœur plus jeune : Juliette. La vie familiale n'est pas simple, chez les Marini : Hélène Delaunay, fille de riches commerçants parisiens, a dû épouser Paul Marini, employé dans la boutique de ses parents, parce que ce dernier l'avait mise enceinte. Tout oppose les deux familles : les Marini sont communistes, les Delaunay votent à droite et certains d'entre eux ont des intérêts et des biens en Algérie française. Pour oublier l'ambiance familiale souvent plombée, Michel va au Balto, un bien sympathique café-dineurs dans lequel il se livre à des parties acharnées de baby-foot en compagnie de son camarade de classe : Nicolas. Cependant, au fond du café, une mystérieuse porte dérobée l'intrigue. Un jour, il a le courage de l'ouvrir et découvre derrière celle-ci un cercle assez fermé de réfugiés politiques : tous viennent des pays de l'est et ont fui, pour diverses raisons, la dictature communiste. Ils se retrouvent là tous les jours pour discuter et surtout, pour jouer aux échecs. Bientôt, Michel se lie avec Igor, Victor, Imré, Vladimir, Pavel et les autres ; ils lui apprennent les échecs et une certaine philosophie de la vie. Cependant, Michel est un adolescent comme les autres : il se passionne pour la lecture, le rock and roll : son frère, Franck et son ami Pierre rêvent de refaire le monde par la révolution. Cécile, la sœur de Pierre est aussi la petite amie de Franck : avec eux, Michel connaîtra ses premières surprises parties. Et puis, un jour, ce bel édifice se lézarde : Pierre s'engage pour faire la guerre en Algérie, Franck le suivra, quelques mois plus tard. Le départ des deux garçons rapproche Michel et Cécile qui nouent une tendre amitié. Et puis, les drames éclatent : Pierre est tué en Algérie, Franck assassine un gradé et déserte : il est poursuivi par la police française et doit fuir. Désespérée, Cécile quitte la capitale sur un coup de tête. Michel ne la reverra jamais. Côté famille, ce n'est pas la joie non plus : les parents de Michel divorcent : les liens entre le jeune homme et son père se distendent. Au club aussi, les choses ne vont pas très bien : le mystérieux Sacha dérange et tout le monde le rejette… des bagarres éclatent. Un jour, le père Marcusot, patron du Balto, meurt d'une crise cardiaque. Le nouveau patron décide de moderniser l'établissement : c'est alors la fin du club. 

J'ai beaucoup aimé ce livre pour son extraordinaire foisonnement : le club des incorrigibles optimistes, c'est avant tout un roman d'initiation : un adolescent découvre la complexité et la dureté de la vie. Cependant, se mêle à cet aspect central du roman, une chronique familiale qui sent bon l'insouciance des années 60… tandis que là-bas, en Algérie, et là-bas, à l'est, des vies sont brisées : ces séismes sont de telle ampleur qu'ici, à Paris, en 1960, on en ressent les secousses.

Parlons d'abord de Michel, le héros : c'est un adolescent comme les autres ou presque. La musique, les copains, le baby-foot et la lecture sont ses préoccupations principales. L'école ? Il n'aime pas ça. Tout est bon pour sécher les cours : et il y arrive, le plus souvent. Il découvre l'amour : elle s'appelle Camille. Ce sera un amour fugace car la jeune fille est juive et doit suivre sa famille en Israël. Bref, la jeune histoire de Michel rejoint déjà celle de tous les autres personnages : il n'est pas encore un homme que l'Histoire et les idéologies politiques ou religieuses le séparent de sa bien-aimée.

Car voilà bien le paradoxe auquel est confronté le héros : d'un côté, il y a son frère, Franck, Pierre, son ami : tous deux rêvent de révolutionner le monde afin qu'il soit plus juste, plus égalitaire ; ils ont besoin d'action, de participer à l'Histoire : voilà pourquoi ils partent en Algérie, là où leurs vies vont s'écarteler. De l'autre, il y a les réfugiés politiques venus de l'est : ils savent ce qu'est la révolution, les idéologies totalitaires basées sur l'idée d'un monde plus juste et plus égalitaire : ce sont elles qui ont écartelé leur vie. Ainsi, la question que pose le livre pourrait être celle-ci : faut-il abandonner tout rêve, tout idéal, tout engagement pour être heureux ? Car tous les personnages du livre ont perdu leur famille, leurs amis, leurs amours, à cause de batailles idéologiques, de guerres, de révolutions. Igor, Sacha : tous deux ont dû abandonner derrière eux foyer, parents, femmes, enfants et fuir très vite, la nuit… Ils venaient d'être dénoncés comme traîtres à la patrie pour couvrir une bavure de la police. Ils n'avaient pas le choix. Il fallait fuir, sinon, c'était la mort.

D'ailleurs, même au sein du club où de fortes amitiés se sont nouées, des disputes éclatent fréquemment, car tous n'ont pas le même point de vue sur les événements qui se déroulent à l'est. Michel est un peu le témoin navré de tous ces excès. Lui, il est peut-être encore trop jeune pour vouloir refaire le monde : il préfère l'observer, avant. N'empêche que Guenassia donne un sacré coup de couteau à tous les idéaux d'extrême gauche ! Il prend l'exemple terrifiant du stalinisme et de ses conséquences, pour anéantir toute idée d'une société qui pourrait s'épanouir en reposant sur des principes communistes. Je ne pense cependant pas que ce roman ait de grandes prétentions politiques : après tout, l'Histoire – et surtout la cupidité et la mégalomanie des hommes qui la font – donne raison au capitalisme qui aujourd'hui triomphe partout sur la planète, apportant – bien évidemment - bonheur et épanouissement à l'humanité ! Rêver d'autre chose ? De quoi ? On a fait le tour des idéaux qui n'ont pas fonctionné, qui, lorsqu'ils sont devenus réalité, se sont corrompus. La loi de la jungle est finalement la seule loi à laquelle l'homme sache obéir. Ainsi, le club des incorrigibles optimistes brosse un portrait assez réussi de la France des années 60, prise entre la guerre d'Algérie et la guerre froide, et celui d'une famille sur deux générations : les parents qui rêvent de s'enrichir et de consommer, la jeunesse qui se passionne pour la politique, la révolution et les idéaux d'extrême-gauche – Marx, Lénine, Trotski, Mao - tout en écoutant de la musique américaine.

Et puis, le club des incorrigibles optimistes, c'est aussi 1000 histoires qui s'enchevêtrent : car c'est qu'ils en ont à raconter des aventures, les habitués du Balto ! Leonid, c'est un vrai communiste : il a combattu pour la patrie, il a plein de médailles dont il est fier, il était aviateur… mais il est tombé amoureux de Milène, une française… C'est aussi par amour qu'on peut trahir ses idéaux. Victor, russe blanc, farouchement opposé aux communistes : ça fait déjà un bail qu'il fait le taxi à Paris et qu'il escroque ses clients ! Tant d'autres ! Tous ont le mal du pays, tous ont une femme, des enfants, une vie laissée à l'abandon derrière eux : et pourtant, ils ne sont pas tristes. Pas vraiment. Leur vie est peut-être un peu étriquée, mais il y a le balto, les copains, les tournées payées par l'un ou l'autre, les parties d'échec…

Et puis, bien sûr, il y a l'Histoire qui peut rompre les liens entre les êtres, mais le pire ennemi de l'homme, c'est le temps. Son travail est plus insidieux : il ne rompt pas les liens, il les laisse se dénouer… On a une vie stable, on voit tous les jours les mêmes personnes : parmi elles, il y a des amis à la vie à la mort, et puis, un jour… il faut partir : un divorce, un travail ailleurs, une autre école. On s'écrit peut-être un peu, de temps un autre, au début… et puis c'est tout. Ce n'est pas autrement que Michel a perdu de vue Pavel, Vladimir, Igor et les autres… ce n'est pas l'Histoire qui a dénoué ses liens d'avec eux. C'est son histoire à lui qui l'a progressivement écarté d'eux. Michel est devenu adulte : en enterrant Sartre, l'incorrigible communiste, en 1980, c'est un peu sur sa jeunesse perdue qu'il se recueille.

Finalement, la philosophie que véhicule Guenassia est assez proche de celle de Philippe Delerm : il y a tant de raisons de pleurer dans la vie, tant de coups qu'on nous donne, tant de déceptions à surmonter… Pourtant, rien ne vaut un après-midi de liberté au soleil, un verre de vin pris sur la terrasse d'un café, une virée entre potes. C'est surtout pour ces moments-là que finalement nous vivons.

Que cette philosophie soit celle des lycéens, c'est une chose sur laquelle je n'aurais jamais pariée ! Moi, à 15 ans, j'avais d'autres rêves pour ma vie ; je lisais Vian, Kérouac, Bukowski, je voulais voyager, devenir célèbre, libre et sulfureuse… être hors du commun. Je ne sais pas trop ce que j'ai foutu, mais ça, c'est une autre question.

Ainsi, un roman sur la jeunesse plan-plan de mes parents, passionnés par Elvis, les cocos boers, le baby-foot, je m'en serais largement tapée le cul.  Bref, je ne crois pas que si à 15 ans, j'avais eu à faire partie d'un quelconque jury – chose bien peu probable dans les années 80 – j'aurais voté pour ce livre qui est un tue-jeunesse, un roman pour vioques qui se sont bien pétés le nez sur la vie : ça s'appelle l'expérience… alors oui, ce roman plait sans doute aux profs de français qui lisent ! aux quadras, quinquas, voire sexas. Ah ! là, là ! La jeunesse n'est plus ce qu'elle était !

Alors, merci, les lycéens, d'avoir su prouver que vous étiez digne de la confiance de vos ancêtres les gaulois qui ont fait la révolution – la vraie ! : en choisissant un livre de 751 pages, vous faîtes la promotion du plaisir de lire contre celui de regarder la télé, de se connecter pendant des heures sur facebook ou sur les jeux en réseau ! Vous luttez contre la littérature pisse-petit terriblement à la mode à une époque où l'on ne prend que le temps du trajet de métro pour lire et éventuellement celui du caca matinal. En choisissant Le club des incorrigibles optimistes pour votre prix Goncourt, vous montrez votre incroyable maturité : on se demande vraiment pourquoi vous êtes encore lycéens !

Assurément, en élevant le club des incorrigibles optimistes au rang de lecture pour lycéens, vous avez fait une sacrée révolution ! Balzac peut dormir tranquille : Les illusions perdues est la lecture préférée des 15-18 ans !!!



10/12/2010
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